#LImaALaMaison : comment la langue arabe s’est diffusée en France (2ème partie)
Dans le cadre de sa programmation #LImaALaMaison, l’IMA vous offre de nouveaux chapitres de « La langue arabe, trésor de France », le dernier ouvrage de Jack Lang où il retrace l’histoire étonnante de la langue arabe. Aujourd’hui, découvrez le parcours tortueux de l’enseignement de la langue arabe en France, depuis le XIXème siècle.
Première partie, chapitre 2
L'arabe à l'épreuve de la République
1. Arabisant et projets colonial
L’expédition d’Alger, à l’été 1830, signe le premier chapitre de la conquête de l’Algérie. Colonisation rime avec connaissance de l’arabe pour gérer au mieux les territoires et les hommes. Les drogmans de l’expédition d’Égypte sont priés de s’y employer, mais leur apport linguistique, fondé sur l’égyptien d’il y a trente ans, s’avère vite insuffisant pour communiquer avec les Algériens.
L’armée française forme alors ses propres spécialistes, notamment avec la création, en 1844, des « Bureaux arabes ». Les officiers et administrateurs coloniaux qui y officient connaissent les langues, en particulier les dialectes ; ils ont aussi, à leur actif, une science semi-empirique, composée de sociologie pratique et d’éléments de droit musulman.
Le duel traditionalistes-modernistes
L’expédition d’Alger, déjà, pose la question de l’unité linguistique du monde arabe. Deux écoles d’arabisants s’opposent : d’un côté, les traditionalistes et les savants, qui veulent rester fidèles à une langue classique. De l’autre, les modernistes, qui prônent un nouvel arabe, adapté à l’enseignement démocratisé.
En 1836, une chaire d’arabe est fondée dans la capitale algérienne pour répondre aux besoins grandissants. En 1848, le collège, qui devient le lycée d’Alger, accueille un nombre significatif d’élèves en cours d’arabe. On s’adapte au contexte local sans remettre en cause un système général fondé sur les humanités classiques. En 1850, l’arabe reste la seule langue vivante enseignée dans le cycle secondaire. L’apprentissage de la langue suppose une fréquentation intime des arabophones. C’est l’univers des artisans et des cafés de la Casbah d’Alger. C’est aussi celui de la prostitution, comme le déplore alors le journal L’Algérie : « Il serait du devoir de l’administration de fournir d’autres moyens d’étude que le commerce du libertinage, et d’ouvrir d’autres écoles que les maisons de tolérance. »
La création de l’agrégation d’arabe
En France métropolitaine, tout un système d’enseignement de l’arabe est mis en place dans une double perspective de formation des cadres coloniaux et de recherche scientifique. Ce dispositif s’étend à l’enseignement secondaire avec, entre autres avancées notables, la création de l’agrégation de langue arabe, en 1906.
Une sorte d’arabisme laïque est alors progressivement constitué. Il insiste sur la grandeur littéraire et intellectuelle de l’époque médiévale, dans la continuité des travaux orientalistes : les âges d’or de la Bagdad des califes abbassides et de l’Andalousie arabo-musulmane. On en trouve l’écho dans la large contribution française à l’édition de l’Encyclopédie de l’Islam, en 1913.
Une culture spécifique des arabisants se constitue en même temps. Louis-Pierre-Eugène Sédillot, auteur de l’Histoire générale des Arabes (1854), ou Gustave Le Bon, avec La Civilisation des Arabes (1884), pointent l’importance des Arabes dans l’histoire de la civilisation mondiale et annoncent leur prochaine résurrection. Les premiers nationalistes arabes feront de très larges emprunts à ces écrits.
Entre logique savante et impératifs politiques
L’avènement de la République, à une période de récession économique, voit pourtant l’abandon de ces ambitions premières. Pour le nouveau régime démocratique et égalitaire, l’arabe littéraire a le grand tort d’être resté une langue aristocratique, dont la maîtrise demeure l’apanage d’une mince élite religieuse, marchande ou militaire.
Tout au long du XIXe siècle, l’arabe est ainsi tiraillé entre logique savante et impératifs politiques. Les efforts des réformateurs modernistes, bien représentés chez les républicains, se heurtent à des habitudes ancrées sur le modèle de la très sérieuse Académie des inscriptions et belles-lettres, qui s’attache, entre autres, à l’étude scientifique de l’orientalisme.
De son côté, l’École des langues orientales n’a pas perdu toute attache avec la tradition érudite qui s’y est développée depuis la fondation de la chaire d’arabe par Sylvestre de Sacy. L’enseignement aux Langues O’ conserve une assise savante, tout en favorisant les apprentissages utiles aux agents de l’administration coloniale. Avant comme après 1914, les professeurs d’arabe veillent jalousement à cet équilibre.
2. Replis identitaires, la fin des ambitions
Si le XXe siècle s’ouvre sous les meilleurs auspices pour l’enseignement de la langue arabe en France – une recherche savante qui occupe le haut du podium dans le monde la création, en 1906, d’un certificat d’aptitude à l’enseignement de l’arabe dans les lycées et collèges, d’un diplôme d’études supérieures et donc d’une agrégation d’arabe (une reconnaissance symbolique qui met l’arabe au rang de l’allemand, de l’anglais, de l’italien et de l’espagnol) –, la crainte de la révolte dans les colonies renforce progressivement la méfiance et change la donne.
Les politiques en recul
Des années 1890 à la Grande Guerre, les pouvoirs publics ont investi dans le développement des études de l’arabe et de l’islam avec, dans le viseur, l’idée d’un réformisme contrôlé. 1918 remet tout en cause : la France n’a plus les moyens de cette politique.
Les autorités françaises adoptent alors des positions patriotiques qui voient se conjuguer les conceptions dures de la laïcité, à gauche, et l’hostilité traditionnelle à la religion musulmane, à droite. À la fin des années 1920, l’utilité de l’arabe est perçue comme limitée aux frontières des colonies. Il n’y aura pas d’enseignement de la langue dans les collèges et lycées de Paris avant la fin des années 1930.
Une « indigénisation » de l’arabe
Même si la « Belle Époque » des études d’arabe se prolonge, peu ou prou, via la production savante, jusqu’aux décolonisations, le projet politique qui l’anime a bel et bien sombré dans la tourmente de la guerre de 14-18. De l’autre côté de la Méditerranée, en dehors de la sphère universitaire, le retrait de l’enseignement de la langue arabe chez les Européens du Maghreb est patent.
Destinée à répondre aux attentes d’élèves désormais majoritairement « Algériens musulmans », la réforme de l’enseignement de l’arabe, en 1945, permet un léger développement à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Il se traduit par un pic de recrutement de professeurs : de 1959 à 1963, une dizaine de candidats par an sont admis au concours de l’agrégation.
Les deux guerres mondiales et les mouvements d’indépendance ont fortement ancré le processus d’une « indigénisation » de l’arabe sur le territoire français. La langue prend bientôt une dimension menaçante : elle est vue comme le vecteur d’un nationalisme hostile à une France affaiblie.
La langue des immigrés
C’est seulement après l’indépendance de l’Algérie, en 1962, puis du fait de la scolarisation massive des enfants de l’immigration, à la suite de la politique de regroupement familial, au début des années 1970, que l’enseignement de l’arabe se diffuse dans des établissements secondaires, par le biais de professeurs rapatriés dans l’Hexagone.
Sous l’impulsion de l’inspecteur général Bruno Halff et du cabinet du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, le centriste René Haby, l’enseignement de l’arabe à l’école cherche à se rationaliser à partir de la création du CAPES, en 1975. Cependant, à l’exception des grands lycées, le public non arabophone ne se sent pas concerné.
Au cours de la décennie 1980, alors qu’il n’est plus question du retour des immigrés dans leurs pays d’origine, mais de leur intégration, l’arabe devient la langue des immigrés.