Actualités
L'IMA au jour le jour

#LImaALaMaison : comment la langue arabe s’est diffusée en France

#LImaALaMaison : comment la langue arabe s’est diffusée en France

Dans le cadre de sa programmation #LImaALaMaison, l’IMA vous offre les premiers chapitres de « La langue arabe, trésor de France », le dernier ouvrage de Jack Lang où il retrace l’histoire étonnante de la langue arabe. Dans ces premières pages, découvrez comment la langue arabe est arrivée en France, dès le Moyen-Age.

Partager la page

Première partie, chapitre 1

Au temps de l’orientalisme

 

1. L’Arabe en France : une introduction royale

 

Dès le Moyen Âge, des traductions de textes arabes par des savants juifs et chrétiens témoignent de relations entre nos deux cultures. Au XIIe siècle, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, imagine combattre les musulmans, non pas par les armes, mais sur le terrain intellectuel. Pour mieux le réfuter, il fait traduire le Coran. C’est ainsi que la première version latine du livre sacré voit le jour en 1143, alors que les croisades font rage.

 

François Ier, premier défenseur de l’arabe : un choix d’abord tactique

Quatre siècles plus tard, un homme va hisser les études et la connaissance de l’arabe en France – l’arabisme – au rang de discipline institutionnalisée : François Ier.

 

Comme je le rappelais dans la biographie que je lui ai consacrée I, François Ier fut l’un des premiers à défendre la langue d’Averroès dans notre pays. Il créa le Collège de France pour assurer entre autres l’apprentissage de l’arabe ou de l’hébreu.

 

Il s’agit d’abord d’un choix tactique. Au début de son règne, le monarque veut endosser le costume de défenseur de la foi chrétienne, mais les faits ne tardent pas à le faire dévier de son objectif initial. La défaite militaire face à l’empire de Charles Quint, en 1525, le pousse à nouer une alliance de revers avec une autre puissance européenne, capable, avec le royaume de France, d’encercler l’Espagne, les Pays-Bas et l’Allemagne, alors dans le giron de Charles Quint. Il choisit l’Empire ottoman, dirigé par Soliman le Magnifique.

 

Pour que l’entente avec un territoire musulman ne s’apparente pas à une trahison, le roi présente ces négociations comme la volonté de protéger les chrétiens de rite latin de l’Empire ottoman. En 1536, l’alliance est officialisée par la première « capitulation », accord officiel entre le roi de France et le sultan ottoman, et l’envoi du premier ambassadeur français à Constantinople, Jean de La Forest. Entre 1536 et 1869, pas moins de 10 capitulations marqueront les relations profondes et continues entre la France et l’Empire ottoman.

 

L’arabe, symbole de la modernisation de l’enseignement en France dès le XVIe siècle

Galvanisé par l’esprit de la Renaissance, François Ier modernise la vie scientifique et académique. Épaulé par le savant Guillaume Budé, « Maître de la Librairie du Roy », il fonde, en 1530, un collège des « lecteurs royaux » dénommé Collège royal, ancêtre du Collège de France, dont la devise latine Docet omnia (« Il enseigne tout ») fixe l’ambition. On y enseigne alors le grec, les mathématiques et l’éloquence latine. L’arabe fait une première incursion au Collège avec la nomination, en son sein, d’un médecin arabisant haut en couleur, Arnoult de Lisle, en 1587.

Budé, qui voit loin, comprend vite que la maîtrise de la langue arabe ouvre la porte aux connaissances et aux pensées philosophiques issues de l’islam classique. Aux yeux de cet immense humaniste, la maîtrise du grec ou du latin ne suffit plus : il faut développer d’autres domaines de savoir, comme l’hébreu, pour la recherche biblique, et l’arabe, pour la philosophie et les sciences. D’autant que c’est en arabe qu’ont été conservés certains textes par ailleurs perdus en grec.

Sous François Ier, le grand écrivain humaniste de la Renaissance François Rabelais disait lui-même avoir appris l’arabe et recommandait son enseignement (notamment à travers la lettre que son personnage Pantagruel adressait à son fils Gargantua).

 

Une nouvelle passion française : l’Orient

D’abord sous la protection des « Grands » du royaume, tels le cardinal Mazarin ou Nicolas Fouquet, les premiers orientalistes français passent sous la coupe exclusive du monarque. La bibliothèque du roi devient un véritable laboratoire, où l’on élabore des dictionnaires, des grammaires, des notices de langues orientales : le turc, l’arabe et le persan. De multiples acquisitions alimentent le Cabinet des manuscrits orientaux. L’enrichissement des collections se fait au nom du roi et sert son prestige. Ces précieux trésors constituent aujourd’hui un des plus beaux fonds de manuscrits arabes au monde, conservés à la Bibliothèque nationale de France.

C’est au XVIIe siècle qu’un enseignement stable de l’arabe s’impose à Paris. À l’époque, des prêtres maronites du Liban, venus suivre des études supérieures, circulent dans l’Europe catholique ; on leur doit les premiers enseignements de la langue.

En pleine controverse entre catholiques et protestants, la question religieuse est le moteur de ces apprentissages. Car, comme l’ennemi protestant, les puissances catholiques ont recours à des arabisants pour déchiffrer les textes des Églises orientales et stigmatiser l’hérétique.

À compter de la deuxième moitié du XVIIe siècle émerge en Europe une nouvelle discipline scientifique dont le sujet est l’Orient. Son ambition : montrer que l’Orient et ses écrits jouent dans la cour des grands. C’est l’abandon de la bipartition anciens et modernes, au profit d’une tripartition : anciens, orientaux et modernes.

Les Mille et Une Nuits, naissance de la littérature universelle

L’objectif des « orientalistes » ? Unifier les flux littéraires issus d’époques et de lieux différents pour constituer une manne mondiale. Et c’est une réussite ! Quand Antoine Galland, futur professeur au Collège de France, traduit de l’arabe Les Mille et Une Nuits, son texte, publié entre 1704 et 1717, marque la naissance de la littérature universelle. L’aride démarche académique débouche sur un immense élargissement de l’imaginaire européen.

Le phénomène opère immédiatement puisque Galland lui-même « invente » les deux personnages les plus connus des Mille et Une Nuits, Ali Baba et Aladin. C’est Hanna Dyab, un jeune chrétien maronite originaire d’Alep, qui lui souffle l’idée en lui contant les histoires de ces héros emblématiques. L’exposition Les Mille et Une Nuits, présentée en 2012 à l’Institut du monde arabe, montrait avec brio comment ces textes sont devenus un immense référent culturel, reflet d’un monde arabe fantasmé, traduit dans toutes les langues et qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

Non contents d’avoir posé les jalons d’une érudition orientale et arabe, les « orientalistes » ont directement influencé la littérature européenne. Ainsi, en 1697, paraît la monumentale Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Hébertot, qui fait office d’encyclopédie de l’Islam jusqu’au XIXe siècle.

 

Kalila wa Dimna, un recueil mythique qui inspire les Fables de La Fontaine

Vingt ans plus tôt, Jean de La Fontaine avait puisé l’inspiration de quelques-unes de ses célèbres Fables, texte capital de la littérature française, dans un recueil de récits d’animaux propres au domaine arabo-musulman : Kalila wa Dimna, magnifiquement traduit en français par le grand historien André Miquel.

 

En 2015, à l’Institut du monde arabe, nous consacrions une exposition à ces récits anciens, passés du sanskrit au pehlevi, du syriaque à l’arabe, dans la Bagdad du VIIIe siècle. Cette version arabe, que l’on doit à Ibn al-Muqaffa, a connu un rayonnement retentissant via ses traductions en Orient (persan, turc, mongol…) et en Occident (grec, hébreu, latin, allemand, espagnol, français…), mais aussi par ses multiples adaptations littéraires et transpositions théâtrales.

Les drogmans : une école de la traduction qui fait date

 

En parallèle de la voie savante, la monarchie a besoin d’une approche plus pragmatique des sociétés orientales pour servir sa politique étrangère.

En 1669, Colbert décide de calquer le modèle vénitien. Il crée alors l’École des jeunes de langues, lieu de formation précurseur dans le domaine de la traduction qui donnera naissance aux drogmans, littéralement « traducteurs » en arabe. Il s’agit d’enfants, généralement choisis dans le milieu des commerçants de Marseille et du Levant afin d’être formés au collège Louis-le-Grand. Ils rejoignent ensuite l’ambassade de France à Constantinople, où ils acquièrent les rudiments des langues orientales.

Ces drogmans produisent alors un vaste savoir diplomatique, commercial, politique et linguistique, qui va alimenter les Lumières. La filiation de cette institution n’est pas anodine : l’École des jeunes de langues disparaît au XIXe siècle au profit de l’École spéciale des langues orientales, qui devient à son tour l’Institut national des langues et civilisations orientales.

L’appréhension des civilisations passera aussi par une abondante littérature de voyage, à l’origine souvent religieuse : les récits de pèlerinage en Orient et les écrits des missionnaires catholiques qui portent la bonne parole auprès des chrétientés orientales vont alors essaimer.

 

2. Le phénomène arabe des Lumières françaises

 

L’orientalisme des Lumières s’inscrit dans la continuité de l’époque précédente. Au cours de ce siècle bouillonnant, qui voit les intellectuels prendre leurs distances avec la religion et ses guerres avilissantes, les connaissances sur le monde arabe s’approfondissent.

Jusqu’alors, les savants disposaient d’encyclopédies islamiques compilées à l’époque des mamelouks (aux XIVe et XVe siècles), devenus en Égypte et en Syrie les champions de la culture arabe face à l’hégémonie turco-mongole en Asie après le déferlement des troupes de Gengis Khan (1220- 1260) puis de celles de Tamerlan (à la fin du xive siècle).

Au début du XVIIIe siècle, les orientalistes ont accès à des sources plus anciennes. Ils sont portés par un processus d’accumulation et de diffusion des savoirs depuis l’invention de l’imprimerie. C’est une multitude de livres, de revues et de journaux imprimés que les savants tentent d’interpréter.

Montesquieu et Voltaire, les « comparativistes »

L’orientalisme est plus que jamais dans l’air du temps. Les penseurs s’en emparent pour alimenter les grands débats philosophiques et politiques. Les ouvrages de compilation et de vulgarisation abondent pour répondre à la demande croissante de la population française.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le « comparativisme » incarne, en Europe, la prise de conscience d’une disproportion croissante entre l’univers occidental et les autres mondes. Les récits de voyage, ludiques et enjoués, ou les traités se multiplient, de De l’esprit des lois à Zadig.

Les auteurs se jouent alors de truchements et de déguisements, par des comparaisons faussement naïves, pour mieux critiquer les mœurs de leur temps. En parlant de l’islam et du sultan ottoman, Montesquieu et Voltaire tendent en fait un miroir à leur époque et leurs semblables.

 

« Le Prophète », héros chez Rousseau

Sous la plume de Rousseau, « le Prophète » devient une figure historique positive, au même titre que Moïse chez les Juifs ou Dracon et Solon chez les Grecs. En cette fin de siècle, l’Orient arabe jouit d’une grande sympathie. Et de l’intérêt du public lettré – immense, comme l’illustre le succès considérable rencontré par la publication, en 1787, du Voyage en Syrie et en Égypte de Volney.

D’éminents arabisants, tels Volney, justement, et Sacy, veulent régénérer les langues orientales, et plus particulièrement l’arabe. Leurs grammaires ambitionnent de dépasser la simple utilité pratique pour les commerçants ou les érudits. Chacun à leur manière, ces penseurs entendent participer à la renaissance d’un Orient des Lumières.

 

3. Un orientalisme conquérant

 

« Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. » Victor Hugo, préface des Orientales, 1829.

L’orientalisme joue un rôle phare dans la nouvelle expansion européenne. Il sert d’abord d’instrument de légitimation, puis se pose en matrice de gestion des sociétés conquises. L’expédition d’Égypte, entreprise en 1798 par Bonaparte, en est l’aboutissement.

 

Naissance des Langues O’

Trois ans auparavant, l’École spéciale des langues orientales – nos fameuses Langues O’ – s’ouvre à Paris. L’arabe devient un objet de formation des élites, aux côtés des sciences et des arts. Même si cette nouvelle institution ne prendra son envol que progressivement, pour ne devenir un centre majeur d’apprentissage qu’à la fin du XIXe siècle, elle met en place un modèle spécifique. Les professeurs ont un cahier des charges astreignant, incluant l’écriture d’une grammaire de la langue qu’ils enseignent.

C’est dans ce contexte que Bonaparte réfléchit à une expédition égyptienne, un vieux projet de certains cercles de la monarchie qui remonte à vingt ans. Pour des raisons géopolitiques, évidemment : il s’agit de couper la route des Indes.

Un autre désir anime le projet bonapartiste : marcher sur les pas d’Alexandre le Grand et partir à la conquête d’un territoire où sont nés les sciences et les arts d’avant la civilisation, qui incarnent la sagesse ancienne et primordiale.

 

À la conquête de l’Égypte, à la conquête de la France…

 

La place principale de l’arabe parmi les langues orientales enseignées à Paris s’affirme avec l’expédition de Bonaparte, et ce malgré l’échec de cette dernière. L’exposition de 2008 à l’Institut du monde arabe, intitulée Bonaparte et l’Égypte, témoignait de son influence. Elle présentait notamment des caractères d’imprimerie latins et arabes, récupérés par Bonaparte aux presses vaticanes puis emmenés sur ses bateaux pour imprimer au Caire des documents bilingues, traduits par l’orientaliste Jean-Joseph Marcel, membre de cette expédition et directeur de la première imprimerie en Égypte.

Le phénomène de mode s’amplifie, favorisé par les réfugiés qui accompagnent le retrait de l’armée française d’Égypte, en 1801. Les élèves se pressent sur les bancs publics des Langues O’. Et, en 1807, la chaire d’arabe se dédouble à Marseille.

Le maintien des « Jeunes de langue » en plein cœur du Quartier latin, au lycée Louis-le-Grand, nourrit quelques vocations d’orientalistes ou, du moins, éveille l’intérêt pour l’Orient d’élèves promis à occuper des positions importantes. L’égyptologue Gaston Maspero rappelle ainsi comment, interne dans le prestigieux établissement parisien, en 1856, il décide, après une lecture enthousiaste des Mille et Une Nuits, d’apprendre l’arabe et de rejoindre Le Caire.

L’effet de la campagne d’Égypte sur l’imaginaire français, en tout premier lieu sa littérature, est majeur.

L’orientalisme imprègne la poésie de Baudelaire ou de Victor Hugo (Les Orientales) et il n’est pas un grand auteur romanesque qui, au XIXe siècle, ne commette une œuvre « orientale », que ce soit Flaubert avec Salammbô ou Théophile Gautier avec L’Orient.

 

Les « arabisants » entrent dans le dictionnaire

Les liens établis entre orientalistes français et orientaux sous le Directoire, liens qui ont cours jusqu’à l’Empire, sont primordiaux dans le développement des études de l’arabe. L’élargissement de celles-ci s’inscrit dans un double mouvement : l’expansion impérialiste et l’ambition émancipatrice et universaliste, qui préside à l’expédition d’Égypte.

Apparaît dès lors un mot spécifique pour qualifier les orientalistes spécialistes du domaine arabe : les « arabisants ». Attesté, en 1819, sous la plume d’un agent du ministère de l’Intérieur, le substantif est enregistré par Émile Littré, en 1863, dans son Dictionnaire de la langue française : « Terme de philologie. Celui qui fait une étude particulière de l’arabe. » Le mot s’imposera définitivement au XXe siècle.

 

Une « arabophilie » galopante

La langue arabe jouit alors d’une excellente renommée dans le premier tiers du XIXe siècle. On lui attribue les qualités de ses locuteurs réputés être un peuple libre, proche de l’état de nature et des temps bibliques. Le Bédouin du monde préislamique est mis en valeur, tandis que les défaillances de l’Orient sont imputées à l’oppression ottomane. Cette « arabophilie » se propage à travers de nombreuses publications, qui demeurent des références en usage tout au long du siècle.

 

Le lectorat populaire n’en finit pas de se pâmer face aux Mille et Une Nuits : en Europe, de 1811 à 1882, pas moins de 50 éditions du texte sont sur le marché, toutes traductions confondues, auxquelles il faut ajouter une trentaine d’éditions pour la jeunesse. Du jamais vu !

Article publié le18/05/2020

Inscription à la newsletter

Pour recevoir toute l'actualité de l'Institut du monde arabe sur les sujets qui vous intéressent

Je m'inscris