Ces 23 œuvres du peintre syrien Youssef Abdelké, exécutées entre 1991 et 2017, dressent un grave et saisissant tombeau du martyre de la Syrie. Des œuvres appartenant à la toute récente donation Claude & France Lemand au musée de l'Institut du monde arabe.
Caricaturiste devenu graveur et peintre, Abdelké a fait de son angoisse de la mort une nouvelle manière de survivre. Emprisonné par les Assad père et fils, exilé, il brandit son art comme une arme miraculeuse contre l’injustice.
Bien qu’il se sente proche, plastiquement, de la figuration narrative absurde de l’Argentin Antonio Seguí, il emprunte aussi résolument au dadaïsme caricatural et expressionniste de l’Allemand George Grosz – qui ne voyait dans la guerre qu’« horreur, mutilation et anéantissement » – en entamant dès 1987 une série de pastels et collages ultracolorés sur papier, qu’il nomme FIGURES.
Autour de lui, son âme damnée noire au nez rouge et à la robe sombre, couverte de motifs géométriques byzantins, le désigne comme un sauveur, tandis qu’une femme nue, rose et translucide, joint les mains en écarquillant les yeux d’horreur.
Ces laïques trinités représentent de manière frontale et systématique, comme dans l’art byzantin, un obsessionnel et presque toujours identique trio infernal de tortionnaires, groupé autour de la figure sadique d’un Christ pantocrator inversé.
Figures 5 par exemple, un pastel daté de 1991, dresse au centre un général couvert de médailles, au visage moustachu et aux cheveux courts (qui n’est pas sans évoquer celui de l’empereur romain syrien du IIIe siècle, Philippe l’Arabe), amputé d’une jambe, à la braguette ouverte sur un sexe pendouillant, et qui tient dans une main une tablette affirmant que 1+1 = 3 ou que 0 = 1 + 1, dans un calcul aussi faux que la justice qu’il rend.
En 1995, Abdelké renonce à la couleur pour s’enfoncer dans l’éternité abyssale du noir et blanc, donnant à son œuvre des allures de pierre tombale. Luttant pour expulser la mort tout en l’exposant, et s’efforçant d’exalter la vie de ceux qui l’ont perdue. Il pleure sa terre aimée en dessinant au fusain de réalistes natures mortes, très sombres et de très grandes dimensions, qui laissent cependant filtrer une lumière diffuse, suscitée par des éclats blancs dont l’origine se trouve hors-champ, tels des faire-part de deuil et de vérité.
Précis, aigu et comme hachuré au scalpel, son dessin use de grands traits et de griffures rageuses, comme s’il incisait des veines de pierre ancienne. Transposant allégoriquement le geste de l’assassin en l’infligeant à un objet ou à une plante, le Pinceau cloué, le Cactus (éventré par un couteau) de 2009 ou encore le Cœur transpercé (par une aiguille) de 2012 évoquent le sacrifice de la terre syrienne, qui ne cesse de crucifier ses propres enfants - comme le fit le calife de Bagdad au Xe siècle en condamnant au supplice de la croix le mystique soufi al-Hallaj (au motif qu’il avait proclamé publiquement être la Vérité). Quittant le parti-pris des choses pour aller vers d’autres fleurs noires de la mélancolie, Abdelké trace ensuite, avec Oiseaux de Paradis (2007) ou Bouteille et fleurs (2014), de charbonneux « portraits » de fleurs coupées, tels des tiges de fils de fer barbelés poussant en pétales de sang noir.
Dans le même temps, l’artiste identifie le martyre de son peuple à celui des animaux éventrés au hasard des champs de bataille. Figurant une tête de chèvre - qui évoque celles de Picasso après-guerre - entravé dans des cordes, avec un Crâne ligoté (2007), il édifie avec Le couteau et l’oiseau (2007) ou Oiseau et damier (2010) un tombeau des oiseaux.
Après sa seconde sortie de prison en août 2013, il entreprend une série de graves et hiératiques fusains de corps féminins, comme sculptés dans la chair de la nuit. L’on aurait tort de s’étonner qu’Abdelké, le révolté permanent, se contente d’esquisser de simples corps dénudés quand tant de gens expirent toujours sur les ruines d’une Syrie en lambeaux. On aurait tort, car peindre des nus en Orient constitue aussi un acte de résistance. Et c’est peut-être à ces nus perdus qu’on mesure tout le désespoir de l’homme.
Plus que la femme, c’est la Syrienne aux seins lourds et aux yeux charbonneux qu’il fait rayonner dans toute sa dramatique et voluptueuse majesté dans ses papiers de nuit. Dans le secret de son atelier à Damas, l’artiste fait ainsi poser des modèles syriennes dans des poses simples et naturelles, comme des illuminations intimes arrachés au réel. De ces courtes séances, d’une heure et demie environ, sont issus des dessins de nus tendres, filtrés à travers une lumière tamisée.
Mais ces tailles douces de femmes assises, accroupies ou allongées comme de modernes odalisques, apparaissent toujours rayées, griffées, raturées de points et de lignes, qui suggèrent des fils de fer barbelés emprisonnant des figures promises à la honte et à la destruction. Telle la Liberté aux seins nus de Delacroix, les douces femmes d’Abdelké redressent leur corps en une délicate, douloureuse et fière allégorie de la Syrie.
Abdelké : Nus 2014-2017
Abdelké : Nus 2014-2017
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