En 2019, l’Institut du monde arabe a eu le plaisir d’accueillir la peintre franco-syrienne Nagham Hodaifa pour trois performances réalisées dans le cadre de la 15e Nuit européenne des musées (18 mai) et des 20e Journées du patrimoine (21 et 22 septembre). La critique d’art, essayiste et poétesse Martine Monteau fait revivre sous sa plume les deux œuvres créées à cette occasion : Les Atours de la nuit et Mirage-Sarâb.
La performance Les Atours de la nuit a eu lieu dans le prolongement de l’exposition collective A la plume, au pinceau, au crayon, dessins du monde arabe (27 mars au 15 septembre 2019) montrant une centaine d’œuvres issues du fonds Claude et France Lemand et des collections du musée. Dans ce cadre, notre jeune plasticienne a exposé trois de ses dessins.
Les 20e Journées du patrimoine, les 21 et 22 septembre, ont été l’occasion pour Nagham Hodaifa et le duo Sabîl de créer devant public deux versions d’une seconde performance plastique et musicale, intitulée Mirage-Sarâb, célébrant les jardins de l’Alhambra.
Dans ces prestations c’est le corps entier de l’artiste qui s’est mis en scène entrelaçant dans la chorégraphie du corps calligraphie, dessin, poésie et musique. Par cet accord des arts, dans le cadre muséal, entourée d’œuvres antiques, de beauté, un pouvoir d’envoûtement s’exerçait sur l’assistance libre d’aller ou de méditer autour de la création en train de naître.
Le cercle fut la forme de la Nuit, l’allée de l’eau fut celle du second poème.
Le sortilège du poème, le souffle d’une voix ancienne, l’aura du lieu, se sont réanimés dans le hors temps d’une création, à l’occasion de cette nuit de pleine lune.
L’atelier-performance Les Atours de la nuit a évolué en trois moments de 21h15 à 23h45 devant une assistance nombreuse et attentive. L’artiste-peintre y était accompagnée de deux musiciens palestiniens : le percussionniste Youssef Hbeisch et Mohamed Najem, à la flûte et à la clarinette. Youssef, à l’origine de ces créations musicales, suit le travail de Nagham depuis 2009 et crée avec elle ses premiers spectacles vivants.
Nagham Hodaifa dessine à plat sur un grand tondo de vélin d’Arches de 3,39 m de diamètre. Son matériel disposé tout autour, elle nous fait franchir le seuil de la création, de l’atelier transporté ici, nous dévoile le métier.
Elle s’inspire de quelques versets d’une ode (mu’allaqât) antéislamique d’Imru’al-Qays, le « roi-errant » (497-545) ; chassé du royaume de Kinda par son père pour ses frasques et sa poésie érotique, il erra ensuite pour venger son père assassiné.
Ici la traduction de ces vers en distiques monorimes : l’homme mûr se remémore sa jeunesse au désert, après ses chevauchées, sa monture, une nuit d’amour.
Et la nuit, vague après vague, abattait ses voiles / Sur moi, me chargeant d’autant de peines pour m’éprouver !
Je lui dis, quand l’obscur devint si dense, si épais / L’éloignant de son début pour approcher sa fin :
« Ô Nuit, retire-toi, pour le matin / Mais matin n’en fut pas meilleur. »
(…)
Telles Les Pléiades apparues dans le ciel / Scintillèrent les brillants de sa mantille,
Arrivé chez elle, dévêtue pour dormir, / Elle n’avait gardé, façon négligé, qu’une chemise légère la cachant à demi.
Traduit de l’arabe par Ivan Alata et Martine Monteau
La nuit est ici célébrée par la rotondité : la tente nomade, le retour du guerrier sur son passé, l’accouplement, la voûte céleste, les étoiles. Le thème en boucle est repris en trois temps suivant l’ordre des images du poème, les vers du poème calligraphié en spirale, l’artiste tournant sur le support : emporté dans une cavalcade ou l’assaut des vagues, l’odombrement au fusain envahit toute la surface du papier et le texte qui par endroit transparaît, l’apparition d’un trait déchirant l’espace, la chemise, et le dripping final de peinture signifiant les étoiles et l’orgasme.
Le sortilège du poème, le souffle d’une voix ancienne, l’aura du lieu, se sont réanimés dans le hors temps d’une création, à l’occasion de cette nuit de pleine lune. Unis là, autour du tondo, nous avons partagé, avec le personnel du musée, avec la présence muette des œuvres, une sorte de veillée communielle dans la circularité ambiante. Haute nuit ensemencée de rythmes, de poésie.
Tout se met à vibrer, à scintiller au son des instruments, de la gestuelle. Les éléments fusionnent et dansent dans la lumière, dans le courant ; murmure et parfum, jets d’eaux, jeu d’ombres, creux et reliefs du minéral, bougé des arbres célèbrent le mariage et le mirage de tous les sens. Le Jardin métaphorise les noces de la Terre et du Ciel. Le charme nous tient.
Les samedi 21 septembre, à 15h, et dimanche 22, à 10h 30, ont été l’occasion pour Nagham Hodaifa de sa seconde prestation d’environ 75 minutes, intitulée Mirage-Sarâb. Ahmad Al Khatib et Youssef Hbeisch accompagnaient aux rythmes du oud et des percussions sa « danse graphique » sur un rouleau de vélin d’Arches (de 10 x 1,13 m).
Ici, ce n’est plus le cercle mais le carré long qui guide l’artiste s’inspirant d’un poème épigraphique d’Ibn Zamrak (1333-1393), poète et ministre à la cour andalouse. Par ces vers elle nous transporte dans les jardins de l’Alhambra, à Grenade : interprétant allées d’eaux et de verdure, combinant les images et les souvenirs du poème gravé dans le marbre de la Fontaine aux Lions et son reflet, des rigoles qui se croisent dans la cour des Lions, du miroir lisse du bassin de la cour des Myrtes, dit « la Mer », des jets d’eaux tumultueux, des plantes. Les fastes du palais saisis sous les rayons et les ombres.
Ne vois-tu pas l’eau déborder d’eaux / Quand la vasque la tient enclose ?
Tel un amant retient ses larmes / Pour ne pas trahir son amour
(…)
L’inanimé se confond avec ce qui bouge / On ne sait plus lequel s’écoule
Si tu voulais faire éclore une vérité / Ce que tu visais tu l’as
La fontaine chahute le Tout / Comme un nouveau-né fait danser le monde qui le porte
(Extraits du 2e des 165 versets de l’ode et 3 vers de l’inscription épigraphique de la Fontaine au Lion, traduits de l’arabe par Ivan Alata et Martine Monteau)
Couchée sur le papier, se déplaçant avec grâce et aisance, l’artiste procède par étapes.
Nagham calligraphie en arabe ces vers, bilatéralement, le long du rouleau d’Arches, portée par le souffle d’une musique arabo-andalouse. Les notes suivent ses traits, ponctuent, rythment sa gestuelle. La calligraphie redoublée du poème composé en miroir, suit le texte finement ciselé dans la pierre caressée de soleil, son reflet inversé dans l’eau claire de la vasque.
Alors que la musique s’accélère, se déchaîne, d’un geste effaceur, l’artiste obscurcit au fusain, à larges passages de brosse, de rouleau, d’éponge, des deux mains gantées, l’une puis l’autre bandes écrites en symétrie, séparées par l’épaisse ligne médiane tracée à la gomme. La calligraphie disparaît sous l’estompe ou transparaît plus noire, plus appuyée. Bientôt tout le rouleau est grisé, passé au noir, sauf deux lignes de bordure intouchées. En musique, Nagham brouille, efface, trace, et ses pieds dansent, sautent, et ses cheveux, ses reins. Le dessin vit.
Sur ce fond assombri, le peintre ajoute des traits à la craie. Ci et là, elle pose des touches, des éclats blancs – arpèges, ondes, clapotis, soupirs, vaguelettes, gouttes d’eau, bouillonnements, brillances, étincelles – alternativement à droite, à gauche, sautillant à reculons sur le support papier, ou penchée, ses longs cheveux caressant la feuille. Des zigzags, des tracés verts suivent l’onde et ses remous, ses transparences, ses turbulences, la traversée de l’ombre sous les tunnels de verdure. Tout se met à vibrer, à scintiller au son des instruments, de la gestuelle. Les éléments fusionnent et dansent dans la lumière, dans le courant ; murmure et parfum, jets d’eaux, jeu d’ombres, creux et reliefs du minéral, bougé des arbres célèbrent le mariage et le mirage de tous les sens. Le Jardin métaphorise les noces de la Terre et du Ciel. Le charme nous tient.
Tentons de suivre le propos esthétique de Nagham Hodaifa, en relevant les points communs aux deux performances.
Comme l’art des jardins de l’islam, l’art nasride de Grenade où la nature et le minéral, l’architecture, le décor, les quatre éléments s’entrelacent, où la géométrie et la matière deviennent prière, la plasticienne travaille à unir les arts. Dans cette volonté d’alliance, les échos du passé, les correspondances, inspirent sa vision et ses formes. Le recueil intime de la Nuit ouvre sur le Cosmos. Le miroir des eaux révèle et voile l’Un. Musique, poésie, calligraphie, dessin, peinture, chorégraphie s’accordent à recréer ces moments de communion avec le public. Il s’agit d’unir aussi les techniques et les voies d’Orient et d’Occident par le raffinement du geste, la beauté plastique, le plaisir visuel partagé en cercle.
La calligraphie (al-khat al-diwani), Nagham l’a apprise vers six ans, avec l’écriture, auprès de son père. Cet exercice codifié est une ascèse qui exige calme, concentration, rigueur, souplesse et dextérité. Nagham s’y appliquait, y trouvait plaisir. Dans sa douzième année, elle abandonna cette pratique et ses contraintes pour se donner passionnément à la peinture. Révoltée contre la lettre, contre la règle, elle exprime son vœu de liberté en brouillant et noircissant le texte : acte violent qui a pu offusquer certains car en Orient l’Écriture, la Lettre ornée, vénérées sont sacrées. C’est depuis peu qu’elle a repris la voie de l’encre et du calame.
La performance artistique de Nagham Hodaifa est aussi bien un spectacle physique, une chorégraphie incarnant la « danse encrée », série croquée sur le vif, en 2008-2010. Après avoir fait danser ses toiles (en 2009), c’est son corps, dessinant à même le sol, évoluant en plénitude sur le dessin, s’articulant à même le support à la calligraphie, qui devient « écriture » cursive, corps-pinceau, dans une étreinte charnelle avec la lettre. Toute elle – tenue, gestes déliés, postures plastiques, mouvements fluides, déploiement d’énergie, longue chevelure, pas, traces – participe de l’œuvre. Souple, leste, rapide, repliée, accoudée, jetée dans l’acte graphique, couchée avec application et sûreté sur le corps du poème, elle est recueillement et méditation. Dressée, penchée, son corps-medium devient effervescent, dansant, dans ses allers-retours, à rebours, au rythme effréné des percussions. Peignant, elle exalte ce qui bouge, le fugitif, le changeant, l’instable, le tremblé, le mouvement. Tout exprime sa jouissance, son élan vital, créateur. Elle est l’eau libre, vif argent. Nagham habite, vit sa peinture.
Ses prestations unissent aussi les temps, conjuguent les moments : la première reprend le cycle des heures, des jours, des ans ; la seconde l’image du fleuve temps. L’époque du poème, son propre passé calligraphe et le présent de l’interprétation. La mémoire des lieux, l’histoire de Grenade et sa visite du Jardin, ses sensations vives, ses impressions. La splendeur des cours andalouses, les princes qui s’y succèdent, la renvoient à l’humilité de son enfance, aux corvées quotidiennes et millénaires des générations de femmes évoquées par trois gestes : grand-mère qui roule le grain, mère qui pétrit la pâte, enfant qui saute à la corde, à la marelle. Nagham Hodaifa s’offre aussi à ces moments de célébration collective qui rythment l’année culturelle des Musées.
Tel le temps qui construit et détruit, les étapes de la création de l’artiste semblent suivies de destruction. L’élaboration première (ici de la calligraphie) subit un passage au noir. La clarté du dessein, du tracé, du papier s’enténèbre. Effacement, estompe, brouillage, surcharges l’assombrissent, saturent, submergent la surface. Le regardeur, captivé, impuissant à arrêter le geste effaceur, éprouve une sorte de déception. D’aucuns pensent à la guerre, à l’orage. Tout se mêle dans cette bataille de la lisibilité, corps et craies, fusain, matière et manière. Les pas, les gants noircis ajoutant leurs empreintes rendent le dessin charnel, sensuel. Vecteur de l’émotion, le tumulte qui emporte l’artiste se communique au public. Du sens ressortira-t-il du combat dessous-dessus, dedans-dehors, de l’indistinct, du confus, de l’obscur, de la Nuit ? L’œuvre, allusive, suggère plusieurs moments d’engendrements… L’art est réminiscence, il prend en compte avec les résurgences, les déchirures, les pertes, les traumas. Encombré de gris l’enfoui fait signe…
Traces et scellements conspirent dans cette apparition / disparition. L’estompe, sous les gris, la surcharge des traits fait voile, révélant sous les transparences le jeu du visible et du lisible. Mi-caché, mi-effacé, le poème s’est fait palimpseste, transparaissant au fil de l’onde, de la musique, miré sous le rideau mutant de l’eau, des larmes, des cheveux, de la pluie, des rais lumineux, sous la profusion des ramures. Le souvenir revient, son éclat charrié par l’eau, le canal, le fil du temps…
Ainsi la performance de Nagham Hodaifa est-elle une intégrale où les arts, le corps et l’esprit, l’intime et le collectif, la méditation et l’action, hier et aujourd’hui, la géométrie des formes et le souffle poétique, la matière et le spirituel créent une synergie concertante.
Avec plusieurs études, les œuvres sur papier réalisées durant ces journées ont rejoint, après finition, les collections : Les Atours de la Nuit, le fonds Claude et France Lemand, et deux rouleaux des Mirages celles de l’IMA. Des vidéos et photographies documentent le dossier de ces performances.
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