Regards
Publié le
par
Chloé Ghobril

La nouvelle dans la littérature arabe 2/3 - Samir Abdelfattah traduit par Pierre Girard

Dans le cadre de la semaine de la langue arabe 2023

Dans le monde arabe et la diaspora, le genre de la nouvelle est florissant. La table ronde que lui consacre l'IMA jeudi 14 décembre fera se rencontrer des spécialistes de la littérature arabe avec trois traducteurs de nouvelles. Pour entrer dans le vif du sujet, quoi de mieux que de les lire ? Voici donc, pour chacun, une nouvelle et sa traduction.  

Cette deuxième nouvelle, œuvre du novelliste, romancier et dramaturge yéménite Samir Abdelfattah, est traduite par Pierre Girard. Intitulée « Un temps pour la guerre », elle dit l'existence soudain réduite à un cauchemar sans fin alors qu'éclate le fracas des bombes…

Plus d'infos sur la table ronde « Le genre de la nouvelle dans la littérature arabe »

Semaine de la langue arabe 2023 : tout le programme

Un temps pour la guerre

Samir Abdelfattah
Nouvelle traduite de l'arabe par Pierre Girard

زمن للحرب

سمير عبد الفتاح
قصّة قصيرة ترجمها من العربيّة بيير جيرار

سمير عبدالفتاح، زمن الحرب.pdf(192.74 KB)

 

Ce temps arrive un jour… Peu importe que ce soit un jeudi ou un mercredi… L’horloge indique une heure du matin moins trois minutes, et le sommeil étend sur toi son emprise après une longue journée passée – comme à ton habitude – à aller et venir entre chez-toi et le travail, et d’un court passage au café en compagnie d’un de tes amis.

Une déflagration d’obus, suivie de bruits de détonations… Attends un peu avant de te lancer en suppositions ou de vouloir en venir au dénouement, car nous n’en sommes qu’au début.

Remontons le plus loin possible dans ta soirée tout à fait ordinaire… Tu t’es endormi à vingt-deux heures quarante-cinq… Tu t’es endormi alors que le silence enveloppait toute chose autour de toi dans un sentiment de sécurité… Quelques rêves – plutôt pas mal – t’ont envahi pendant la première phase de ton sommeil… Tu t’es réveillée peu avant minuit pour boire un peu d’eau, puis tu t’es ensuite rendormi à nouveau… Tout cela s’estompe à présent à une heure du matin… Tu ne te rappelles pas à quel moment tu as commencé à entendre le bruit des détonations, tu t’es jeté hors de ton lit sous l’effet du bruit assourdissant, à tel point que tu es sorti sans réfléchir dans la rue en pyjama, les yeux levés vers le ciel obscur sans savoir où diriger ton regard, contemplant les étoiles irréelles s’illuminant le temps d’un instant avant de venir s’écraser pour transpercer la terre – toute aussi irréelle – et se volatiliser… La seule chose dont tu te souviens, c’est de l’effroi… Un effroi démesuré qui t’a saisi à la vue des illuminations des éclats d’obus brillant au loin, te prenant au ventre, tandis que les battements de ton cœur s’emballaient comme s’emballait ta respiration à toute vitesse.

De longs moments pendant lesquels ton esprit peinait à croire que ce que tu voyais était bien réel, que ce n’était pas qu’un cauchemar, que tu n’étais pas simplement trop influencé par les informations que tu avais entendues à la radio avant de dormir.

Une fois le vacarme des détonations en partie apaisé, tu as commencé à ressentir la froideur du sol sous tes pieds… Tu t’es rendu compte que tu étais pieds nus et en pyjama, alors te parvint cette voix te commandant de rentrer chez toi. Aussitôt tu revins à l’intérieur, pour demeurer interdit devant les escaliers comme si tu les voyais pour la première fois, te demandant s’ils étaient déjà là lorsque tu es descendu dans la rue.

Tu enfiles des vêtements en hâte malgré l’obscurité, sans savoir où tu iras, puis tu te figes afin de distinguer dans tes souvenirs – dont une partie t’es revenue – que tu as vu autour de toi tes voisins dans la rue essayant comme toi de fuir… Il n’y a donc pas que chez-toi que la petite musique de la vie s’est détraquée… Car la plupart des gens avaient oublié l’heure et leurs mains s’étaient ainsi changées en pieds rampant loin – ou à cause – de la peur.

Tu essaies en vain de réfléchir à ce qui se passe, même les idées se sont enfuies sous l’effet de la peur, ne laissant que le bruit des détonations imposant une réalité qui dépasse ce que peut assimiler ton esprit apeuré… Tu es encore prisonnier du choc… Cela se voit à tes mouvements incompréhensibles… C’est normal, c’est bien la première fois que tu te retrouves dans une telle situation… Sans doute qu’au bout de quelques jours tu t’y feras, mais à présent c’est la peur… La peur et c’est tout.

Tu essaies de fumer une cigarette dans l’obscurité toutefois ta main est trop faible pour la tenir, alors tu la jettes au sol en jurant que tu ne recommenceras plus si tu t’en sors. Puis le bruit des détonations recommence à nouveau, alors tu plonges sous le lit… Après t’en être voulu à plusieurs reprises de t’être ainsi caché sous le lit, tu ressors petit à petit tandis que ton corps n’a qu’une seule envie, ne pas bouger de là.

Tu fuis te réfugier dans le temps, suspendu aux aiguilles, debout devant l’horloge murale… Tu fixes les aiguilles le regard dans le vague, comme si tu attendais que quelque chose en sorte ou que s’ouvre un trou qui te mènerait en lieu sûr. Les interminables secondes redonnent à l’horloge sa fonction initiale… Aussi tu te mets à lire l’heure : il n’est pas encore deux heures du matin, et la nuit est loin d’être terminée.

Tu balaies du regard les quatre coins de la pièce afin de déterminer le lieu adéquat pour passer une nuit de terreur… Tu maudis le hasard qui a fait que tu habites au deuxième étage et commences la série La Colère afin de te distraire et t’arracher à la tension ambiante, car la nuit s’est transformée en jour, tout comme le jour se transformera sans doute en nuit, et tes sens doivent demeurer à l’affût du moindre mouvement.

Malgré l’obscurité tu te déplaces entre les meubles avec facilité, tu relâches un peu de la tension dans les meubles, cependant tout mouvement te rappelle la présence de la mort, aussi tu t’immobilises, silencieux. Alors les bruits reviennent, réduisant à néant tous tes efforts pour garder ton sang-froid… À présent tu distingues que les bruits – les bruits de détonations – sont plus lointains, ce qui suffit à te donner l’espace de quelques instants un sentiment de sécurité, vu que le champ de bataille s’est un peu éloigné… Mais sait-on jamais, si la bataille parvenait jusqu’à toi… Il suffirait d’un obus perdu qui te tombe dessus pour que tout finisse là.

Il est deux heures du matin à présent… Et des milliers de secondes attendent leur tour pour venir te terroriser… Tu renonces au lit pour essayer de dormir derrière la porte, paré à toute éventualité, car chaque instant peut signifier d’en réchapper ou peut signifier…

Tu colles ton dos à la porte, la sensation de froid à son contact suscite en toi des sentiments ambivalents, alors aussitôt tu l’abandonnes, te levant pour vérifier d’où provient ce léger mouvement et ce son étouffé du côté de l’étagère :

« C’est bien les souris ! »

C’est sorti comme ça, du bord de tes lèvres, conférant à la formule quelque chose se rapprochant de l’exclamation et de la surprise… Tu ne réprouves pas les marques d’euphorie sur ton visage en entendant un bruit où bat la vie, et même tu te rapproches de l’endroit d’où provient le mouvement… Mais les souris ont regagné leur trou, effrayées par tes mouvements. Tu ressens quelque chose comme une force irriguant tes cellules du fait d’être encore en mesure d’effaroucher la vie d’une certaine façon… Ce sentiment ne dure que quelques instants, avant qu’en s’enfuyant il ne te refasse penser à t’enfuir, alors quelque chose comme de la pitié pour les souris se faufile en toi… Car vous traversez les mêmes moments, plongés dans le monde de la peur… Aussi tu te diriges vers le petit réfrigérateur et en sors un morceau de fromage que tu poses à l’endroit où tu crois que les souris allaient librement peu auparavant, et tu te fais la promesse que tu les nourriras tous les jours, ajoutant ainsi une nouvelle promesse à la liste qui attend la fin de la guerre pour que tu commences à la mettre à exécution.

Tu te faufiles jusqu’à la fenêtre, peut-être que tu en apprendras plus sur ce qui se passe, mais il n’y a que toi face au silence, et rien ne vient vous tirer de ce face-à-face si ce n’est les détonations transperçant le silence, en attendant qu’elles viennent te transpercer toi aussi. Tu t’en éloignes, en réfléchissant à ce qui va se passer à présent… Toutefois le calme mortel qui suit fait vaciller tes prévisions, te faisant te demander si le bruit des détonations était réel ou si tout ceci ne provenait que de ton imagination. Les questions se succèdent, et en réponse à toutes ces questions tu ne trouves rien d’autre qu’un brouillard enveloppant toute chose… Pour t’encourager tu te dis que la peur a fait reculer toutes les apparences de la vie.

Des secondes s’écoulent, suivies de longues minutes… Comme si elles répondaient maintenant à d’autres lois… Pesantes… Mortelles. Le précaire sentiment de sécurité ne cesse de te filer entre les doigts… Il disparaît l’espace d’un instant avant de revenir plus amoindri l’instant d’après. Tu essaies de dormir sans y parvenir, car l’effroi chasse le sommeil, faisant de lui un adversaire dont il faut se débarrasser.

Quelques minutes avant l’aube, les détonations d’obus ne suscitent plus la même angoisse qu’au tout début, ton esprit est maintenant plus apaisé, et te voilà prêt à recevoir les éclats mortels après un bruit assourdissant d’explosion.

Tu vois ton chez-toi s’envoler tandis que tu essaies de le retenir vers le bas… Mais un son quelconque parcourant la rue le fait retomber sur ses bases, t’apportant la confirmation que tu es encore en vie, et que les instants qui précèdent n’étaient qu’un cauchemar… Tu espères qu’un autre bruit t’apportera l’heureuse nouvelle que la guerre où tu te retrouves pris en plein tourbillon n’est qu’un autre cauchemar. Tu ne parviens ni à te réveiller, ni à mener tes rêves à leur terme, et la moindre tentative de te concentrer te précipite dans les abîmes… Les abîmes de la peur.

Les pensées effrayantes s’enchaînent, tu te contentes d’atteindre le moment où le sommeil et le réveil ne font qu’un… Et après de longues secondes les dernières minutes précédant l’aube s’achèvent.

La poignée de la fenêtre est à portée de ta main pour en en avoir le cœur net… Ta main s’avance vers le loquet, tu espères qu’advienne quelque chose qui viendrait arrêter ton geste… Cependant le loquet de la fenêtre coulisse entre tes mains derrière le rideau… Un dernier mouvement et la fenêtre s’ouvrira, mais la dernière goutte de courage s’est volatilisée avec ton mouvement précédent… Tu sens que ta gorge est sèche, alors tu retournes à l’intérieur en vitesse à la recherche d’un verre d’eau sans avoir à admettre ta peur… Tu remplis le verre pour la troisième fois, car tu as encore l’impression d’avoir la gorge asséchée et aussi afin de t’occuper avec une chose ou une autre.

À présent la lumière filtre à travers les fils des rideaux, annonçant l’approche du matin… Cela t’encourage à te rapprocher à nouveau de la fenêtre… Lentement tu écartes le rideau afin de t’assurer que la lumière est bien la même que celle que tu peux voir habituellement avant le lever du soleil. L’impression d’en avoir réchappé transperce ta peur aussi tu écartes le rideau complètement, allant jusqu’à ouvrir la fenêtre afin d’inspirer l’air frais comme si tu avais vécu un cauchemar et qu’à présent était venu le moment d’en sortir :

« Tout le monde dort encore. »

Voilà ce que tu te dis intérieurement en voyant les premiers rayons de soleil s’écraser sur les rues vides de toute présence… Une petite boîte en tôle brinquebale, tous tes sens se dirigent sur elle et la boîte s’immobilise en silence comme pour s’excuser de t’avoir dérangé. Tu te rassures en pensant que ce n’est pas de la peur mais de la prudence, et que le manque de prudence t’expédiera dans le cercle de la mort. Aussi il faut être attentif et faire attention à tout car personne ne peut garantir quoi que ce soit, chaque mouvement ou chaque signe il te faut le déchiffrer à nouveau afin de t’assurer de demeurer au-dessus de la terre.

Une autre demi-heure s’écoule sans que personne n’ose porter atteinte au caractère sacré du silence, même toi tu rougis ne serait-ce qu’à l’idée de sortir car rien ne te pousse à cet instant à commettre une telle sottise.

L’alarme stridente du réveil retentit annonçant sept heures – le moment habituel de te réveiller pour te rendre à ton travail – cependant la sonnerie produit un effet dérangeant, aussi tu te précipites vers le cadran pour arrêter le réveil afin que personne ne se rende compte qu’il y a de la vie à l’intérieur de cet immeuble… Tu attends un peu en écoutant attentivement les bruits. Le silence t’encourage à finir d’enfiler tes vêtements pour sortir travailler, tandis que tu te répètes mille raisons pour ne pas y aller… Tu te dis intérieurement que le travail est interrompu, que personne n’ira au travail… Toutefois le fait que les lignes de front soient loin de la ville te force à réfléchir sérieusement à y aller car il est encore tôt pour renoncer.

Une demi-heure s’écoule où tu penches encore pour ne pas y aller, tu attends les détonations d’obus afin de te conforter dans cette décision à laquelle tu es arrivé… Quelques minutes viennent s’ajouter à tes années alors que le silence règne encore en maître, te poussant à te rapprocher de la porte… Tu tends l’oreille avec attention, puis tu ouvres la porte et la refermes d’un coup de l’intérieur comme si tu t’attendais à ce que quelque chose soit balancé dessus.

Ta peur t’est insupportable aussi tu te cries à toi-même pourquoi la peur ? Tu ouvres à nouveau la porte et la refermes avec soin de l’extérieur, dévalant les escaliers en essayant de causer le plus de tapage possible… Cela te fait sourire d’imaginer tes voisins affolés par tout ce tapage :

« Il n’y a plus de place pour l’hésitation. »

Te dis-tu à toi-même en faisant suivre ces paroles par de grandes enjambées pour franchir la porte de l’immeuble… D’une main tu protèges ta tête des rayons du soleil… Tu jettes un œil à droite et à gauche, peut-être apercevras-tu une trace de vie. Tu essaies de partir loin de chez toi, cependant tu t’arrêtes au bout de quelques enjambées, et tandis que tes pieds font marche arrière tu te demandes où peux-tu bien aller ?

Tu te convaincs qu’il est nécessaire d’agir avec mesure et de ne pas se précipiter, aussi tu t’assoies sur le seuil de l’entrée, en savourant le fait d’avoir été le premier à surmonter ta peur et à l’avoir manifesté – ce qui revient au même.

Tu romps le silence qui règne en t’interrogeant sur les endroits que tu connais afin d’en choisir un où aller.

Quelques minutes s’écoulent tandis que tu es seul avec le soleil… Cela fait longtemps que tu n’as pas observé le premier filet de soleil le matin, mais la vue à cet instant ne produit rien en toi… Au point que tu n’accordes pas plus d’attention à la chaleur du soleil qui se déverse sur toi.

Tu vois un premier filet de vie, un homme avec une valise dans une main et un enfant dans l’autre, tu penses qu’ils cherchent à se sauver. Au bout de quatre minutes tu as la sensation que les autres ont assimilé la leçon, car voici qu’ils se mettent à défiler devant toi, certains en portant une partie de leurs affaires, tandis que l’autre partie se contente de se sauver soi-même.

Il est midi maintenant… Non… Rien d’étonnant à cela, il est vraiment midi, le temps entre le matin et le milieu de la journée ne s’est pas écoulé en quelques minutes… Ou plutôt l’intervalle qui les sépare est le même que depuis toujours, mais tu as ressenti qu’il était midi plus tôt que d’habitude. Malgré les bruits et les histoires effrayantes tout au long de la matinée, ta peur n’a pas été telle qu’elle mériterait d’être consignée… Une peur plutôt ordinaire, qui jamais ne te quitte, et qui n’a pas besoin d’aide pour s’extérioriser sur tes traits.

Ainsi il est midi maintenant, et dix heures plus tôt tu ne te serais pas hasardé à penser que tu te retrouverais debout sur la place à attendre un bus. S’il n’y avait cette masse de gens qui eux aussi se retrouvent là devant toi, tu te serais enfui loin de cet endroit où attendre le bus. Car toute attente signifie que la mort vient à ta rencontre, étant donné que la seule chose qu’elle attend de toi c’est que tu t’arrêtes dans une queue pour t’achever.

Trois-quatre heures s’écoulent et aucun bus n’a encore fait son apparition, tu tiens un quart d’heure supplémentaire, pour finalement quitter la station de bus. Tu rentres chez-toi à pied, puis à mi-chemin tu changes d’avis – quant au fait de rentrer chez-toi – pour manger dans un restaurant et retourner rapidement au travail pour la seconde partie.

Dix-sept heures… Tu te diriges vers chez-toi après être sorti de là où tu travailles, puis être passé voir ton ami Yahya afin de t’assurer de son sort :

« C’était une journée pas désagréable. »

Le ton de ta voix te met d’autant plus à l’aise, tu sifflotes à mi-voix en cherchant quelque chose pour te distraire en attendant d’arriver chez toi, et fais une moue de dépit contre les commerçants qui n’ont pas ouvert leur boutique malgré le calme. Tu te lances dans une discussion avec toi-même – tu ne peux pas trouver mieux pour débattre, avec qui te disputer, puis te mettre d’accord au final – au sujet de la peur et des commerçants, mais aussitôt la peur que le mur du silence ne soit brisé par un vrombissement d’avions cherchant une cible sur laquelle décharger leur cargaison vous fait taire… Tu t’arrêtes un instant pour chercher dans ta mémoire le meilleur endroit où se cacher, cependant rien ne te vient à part chez toi, alors tu te lances dans une course contre le vent jusqu’à là-bas, puis en apercevant l’immeuble à quelques mètres de distance tes pas hésitent comme si tu avais rendez-vous avec la mort :

« Peut-être que le toit du bâtiment va s’envoler d’une seconde à l’autre. »

Ces mots à voix basse viennent se ficher entre tes pieds, les stoppant net afin de te laisser évaluer les probabilités que tu en réchappes, puis tu oublies toutes ces probabilités lorsque les déflagrations se font plus nombreuses… Dans d’autres circonstances tu aurais été surpris de comment tu es arrivé de l’autre côté de ta porte en l’espace de quelques secondes.

Les coups de l’horloge annoncent l’approche de la mort, ses aiguilles se lancent dans une course contre le sommeil avant le crépuscule, et du coin de l’œil tu aperçois le déclin du soleil. Tu essaies de suivre sa lumière en te dirigeant vers l’extérieur de la pièce, mais – hélas – tu ne franchis pas le seuil de la porte. Si seulement, espères-tu, ton chez-toi tout entier pouvait devenir un portail par lequel t’extraire et te sauver.

Les derniers éclats de lumière se reflètent sur ta valise remplie d’affaires et de tout ce qu’il faut pour fuir la ville ; cette même valise que tu as prise avec toi la veille pour essayer de sauter par la fenêtre, mais c’était sans compter sur l’obscurité décuplant ta peur, te poussant à la redéposer silencieusement à côté de la fenêtre. Et te voilà maintenant comparant son poids avec le grondement des déflagrations, tendant une main vers elle, tandis que l’autre aspire au salut loin d’elle, un pied rampant vers l’avant et l’autre à l’opposée rampant sous le lit.

Finalement l’obscurité étend son règne sur toute chose, mettant un terme à tes idées de fuite.

L’angoisse ne te laisse aucune occasion de te détendre ou de faire quoi que ce soit sans tomber dans autant d’erreurs. Aussi tu réfléchis à remplir le vide afin de te défaire des illusions et des cauchemars… Tu inspectes l’intérieur de chez-toi pied à pied, puis comptes les gouttes de sueur qui débordent de ton imagination, en te demandant s’il y avait bien trois pièces comme maintenant ? Tu examines les murs au cas où peut-être il y aurait un trou par lequel la mort pourrait s’insinuer… Même le petit cadre sur le mur – portant la date du départ du reste de ta famille de la ville où ils étaient venus en voyage – est demeuré à sa place, portant toujours la même date au bout de trois semaines… Rien si ce n’est quelque chose d’insaisissable que tu sens qui déborde de chez toi… Et malgré tous tes efforts il ne s’est écoulé que quelques secondes, quatre minutes de ce temps long de la nuit. À peine assis tu te relèves aussitôt pour vérifier à la fenêtre si quelque chose n’a pas changé… Les illusions deviennent des vérités absolues au milieu desquelles il faut vivre, et les souvenirs s’enfuient au loin à la recherche d’un peu de chaleur.

Dix-neuf heures. Tu inspectes tes cellules, peut-être que l’une d’entre elle s’est enfuie, te laissant seul affronter ta peur… Tu espères en trouver des dizaines – des cellules par dizaines – s’éloignant de toi en batifolant librement, mais toutes sont encore là, terrées derrière ta peur.

De nombreuses pensées se bousculent dans le laps de temps situé entre deux heures et les suivantes, et en un temps record tu effectues ce qu’il en reste devant tes yeux.

Les murs disparaissent, tandis que ton regard s’étend dans le lointain devant toi, franchissant le cadre délimité par les murs… Tu te métamorphoses en un commandant militaire à qui tous doivent obéir, distribuant les ordres aux régiments et aux colonnes de blindés sur le champ de bataille en passant parmi eux sur ton cheval blanc, avant de filer vers une colline afin d’observer depuis la hauteur le théâtre des opérations… De là tu guides les avions en leur désignant les cibles, et sous l’effet de tes hurlements la peur n’est plus que cendres, s’envolant loin de tes soldats… Le cheval disparaît, tu te retrouves maintenant au milieu des soldats, et tu reçois l’ordre de détruire une position, puis un autre ordre te disant d’avancer au-dessus d’un champ de mines, aussi tu prends d’assaut les chemins, sans laisser les vagues de peur ou d’exaltation que tu éprouves intérieurement perturber ta progression… Car à présent tu obéis à une nouvelle loi, tendu vers un seul et même but qui est de continuer à aller de l’avant jusqu’à ce qu’on te donne l’ordre de t’arrêter.

Ton regard parcourt les quatre coins de la pièce pour éloigner ces pensées, puis tu écartes tes scrupules, et les colonnes de blindés se remettent à passer autour de toi ; le temps de quelques instants les étendards de la victoire défilent devant tes yeux fatigués, et tu déambules avec eux dans les rues, t’imprégnant de l’odeur des fleurs qui pleuvent sur vous, sur toi et l’étendard, pour quelques instants seulement, avant que les signes de la victoire ne se transforment en défaite.

Tu es plongé dans un tourbillonnement d’idées, d’idées approuvant la guerre et d’autres qui la condamnent, tu soupçonnes être devenu une voie de garage où vient s’attarder tout ce qui est secondaire et autres futilités.

L’image se trouble, tu essaies de te persuader qu’il s’agit de la vérité dénuée de toute tromperie, tandis que d’autres pensées contradictoires attendent leur tour pour proposer leurs services à ton esprit. Une seule idée dissipe le silence trompeur, et quelques cellules qui s’étaient éloignées de toi regagnent leur place. Tu regardes de tous côtés et ne trouves rien d’autre que les murs à qui faire part de tes idées afin de tenter de les gagner à ta cause, leur disant :

« Le mieux ne serait-il pas qu’ils tiennent mon chez-moi à l’écart des détonations d’obus et de leurs répercussions ? »

L’ombre d’un sourire se profile sur ton visage en t’imaginant les murs trembler comme s’ils approuvaient tes propos, mais aussitôt leur tremblement t’apparaît comme un signe que la mort tente de t’atteindre… Alors les murs retournent à leur immobilité habituelle.

Tu repasses en revue ta journée, peut-être as-tu fait un geste ou dit quelque chose que tu n’aurais pas dû. Un lourd poids se décharge de tes épaules car ta peur t’a poussé à écouter sans rien dire et à observer tout ce qui se disait – à ton travail, ou dans la rue – et tout ce qu’ils ont essayé d’instiller dans ta tête. Soudain une interrogation surgit dans ton esprit sur la manière dont ces renseignements ont pu leur parvenir, d’où ils tenaient les informations concernant les affrontements, les annonces de victoire et de défaite, et un instant, poussé par l’envie, tu t’en veux à toi-même de ne pas avoir pas essayé d’en savoir plus afin de pouvoir te tranquilliser :

« Mais avec prudence. »

Tu répètes cette formule jusqu’à t’assurer de l’avoir bien assimilée, et qu’à l’avenir tu ne dépasseras pas cette limite dans ta recherche de toute information pouvant bien t’indiquer où poser les pieds.

Tu te rappelles que tu étais une cible toute désignée pour quiconque voulait se faire valoir, se moquer de toi, ou même te faire mourir de peur… Voilà que tout le monde est devenu digne de confiance… Les ennemis et les amis… Car les assaillants et les défenseurs que la mort accompagne à chaque pas ne peuvent être que dignes de confiance, et car celui qui ne connaît pas la peur ne ment pas… Puis il te traverse l’esprit que l’un d’eux est un menteur :

« Pourquoi donc mentir ? »

Tu rejettes avec force cette idée qui t’a amené à des interrogations aussi inconcevables… Tu planes tout là-haut dans un ciel de confiance, peu importe ce que tu as entendu, tu ressens une certaine impression de satisfaction pour quelque temps, pour au final désespérer de tout.

Tu déambules chez-toi pour la vingtième fois en ayant l’impression de ne jamais avoir vu ces murs auparavant… Tu adresses un geste de salut à ton ombre tapie au fond de l’un d’entre eux, avant de t’étonner de la retrouver sur le mur d’en face… Tu n’en peux plus d’être debout, tout comme tu n’en peux plus d’être assis, et quand les détonations se taisent pour quelques instants les cauchemars reviennent, assez pour creuser dans ton esprit une place pour ces souvenirs, de ces souvenirs qui ne s’effacent jamais.

Tu divagues entre deux mondes, le monde troublant de l’éveil et le monde terrifiant des songes, et arrivé à l’extrémité du supportable tu fuis vers l’autre monde… Le lendemain est la seule chose qui te pousse à essayer de rester en vie pour quelques secondes de plus, jusqu’à ce que ne vienne cet obus mettant fin à toute chose… Cependant les secondes s’écoulent sans rien de nouveau, alors tu replonges au cœur du tourbillon, des visions effrayantes… Les champs verdoyants… Les hymnes sanglants… Tout se confond, formant un cocktail que ton esprit embrouillé ne parvient pas à nommer, aussi tu te contentes de le nommer – comme le font les autres – cocktail de la survie.

Tu accroches une corde à la nuit, pour essayer de la tirer vers le crépuscule, puis au moment où tu viens à bout de ton – irréalisable – mission, tu te réveilles pour constater que ta tentative a engendré un nouveau cauchemar. Tu te rends compte que la longueur et la largeur des pièces de la maison se sont agrandies, la transformant en une immense étendue… Tu peux sentir l’odeur brûlante de la poudre, et avant que tu ne te demandes d’où provient cette odeur un gigantesque véhicule blindé à chenilles passe au-dessus de toi… Cela te fait sourire de voir le haut de ton corps collé à la partie basse du blindé, tandis que tes pieds tentent de le suivre, et il suffit que tes pieds s’arrêtent sous le coup de la fatigue pour que les chenilles s’arrêtent afin de laisser à tes pieds le temps de se reposer… Tes pieds se remettent en mouvement, alors les chenilles se remettent en mouvement, sauf qu’au bout de plusieurs heures tes pieds courent dans la direction opposée et le blindé – à présent accompagné d’autres comme lui – les prennent en chasse à présent… L’horizon tout entier se remplit de blindés à chenilles, avec toi pour seule et unique cible, quand soudain tes pieds trébuchent, tombant sur un lance-roquette anti-chars. Ta mort est inéluctable – et effectivement tu meurs – mais de rire lorsque tu te rends compte que tes pieds ne sont pas capables d’appuyer sur la détente, puis avant que les chenilles ne t’atteignent et que tu ne fasses qu’un avec la terre, la pièce se retrouve à nouveau dans l’obscurité, regagnant également sa taille normale. Tu palpes les différents membres de ton corps, peut-être que l’un d’entre eux aura préféré rester accroché à quelque chose de bien plus solide que toi.

Dix-neuf heures et cinquante minutes… Tu te diriges vers la cuisine, peut-être que l’envie de manger te prendra en voyant ce qu’il y a dans le réfrigérateur, cependant l’obscurité à l’intérieur de celui-ci te ramène au cauchemar que tu essaies d’oublier, alors tu refermes la porte dans l’attente de l’inconnu :

« Ça n’est pas encore fini, mais tout va se résoudre cette nuit. »

Voilà ce que tu te répètes dans l’attente des ultimes hurlements, et en attendant tu passes le temps en te rappelant les histoires héroïques que tes collègues racontaient au travail. Leurs voix te parvenaient distinctement malgré le fait que tu étais assis loin d’eux… Au début tu n’as pas fait attention à eux, ni à leurs histoires, toutefois rapidement tu as rapproché ta chaise de là où ils étaient afin de tenter d’en savoir plus, non pas par goût pour les histoires, mais en quête d’une chose comme une autre permettant de tenir ta tête éloignée du spectre de la mort.

Des histoires ressemblant à des affabulations, ou dis plutôt des affabulations ressemblant à des histoires, à propos de ce qu’il se passe là-bas dans la zone des combats, et des geysers de sang jaillissant dans toute la zone, tandis que toi tu peines à trouver quelques gouttes de sang dans tes veines… Voilà maintenant que le Petit se met à raconter ce qu’il tient de l’une de ses connaissances :

– La nuit dernière, mille chars d’assauts ont été détruits.

Tu te contentes de ne rien dire alors que les autres poussent un cri où se mélangent la désapprobation et la stupeur, aussi la voix reprend en répétant que c’est la vérité… Ton imagination s’enflamme sur la manière dont il est possible d’en détruire autant, et tu as la vision d’une personne qui te ressemble passant en revue l’étendue des dégâts jusqu’à arriver à mille. Tu as envie d’hocher la tête pour approuver ses propos, sauf que des paroles plus mesurées interrompent le Petit, en affirmant qu’il est impossible de réunir plus de trois cents chars d’assaut en un seul endroit :

– Même si des renforts arrivaient, cela prendrait des jours pour que leur nombre atteigne mille.

Tu te retournes vers celui à qui appartient la voix, encore plus convaincu que lui qu’il a raison, aussi un débat éclate entre eux tandis que tu te retournes alternativement en direction de l’une ou l’autre des voix, approuvant tout ce qu’ils disent… Et rien ne parvient à vous extraire de ce débat et de cette discussion jusqu’à ce que soudain une porte s’ouvre puis se ferme :

– C’est un ami du directeur.

Voilà ce que te glisse spontanément ton voisin assis à ta gauche afin de te signaler cette information, suivie d’une autre :

– Lui il doit avoir des informations sûres à propos de ce qui se passe, il a de nombreux contacts.

Tu t’apprêtes à savoir ce qu’il se passe là-bas, aussi tu observes le nouveau venu jusqu’à ce qu’il s’assoie et dise :

– Il y a des victimes partout.

Tu te retournes, regardant autour de toi à la recherche de ton cadavre… Tu t’éloignes un peu d’eux – de tes collègues de bureau – et tu attrapes ce dossier dont tu essaies de prendre connaissance du contenu depuis le tout début, et tandis que tes mains s’affairent à chercher comment ouvrir le dossier tes oreilles sont absorbées – dans le passé tu parvenais tout à fait à les contrôler – par ce qui se passe à quelques chaises de là… Tu inclines la tête à chaque parole évoquant le retrait d’une partie des troupes, tu oublies l’inconnu en exhortant la personne qui raconte à délivrer toujours plus d’annonces de la victoire réduisant la peur à néant, aussi en imagination la victoire se transforme en souvenirs, la guerre s’achève et tu contemples les chevaux et les avions défiler en une parade grandiose… Tu ne peux résister à l’idée d’être à leur tête, proclamant à travers les images amplifiées comment la victoire a été arrachée ; tu te vois prendre d’assaut leurs camps retranchés et descendre tes ennemis un à un, poursuivant la victoire au-dessus des membres des tués, tandis que tu passes avec les chenilles de tes blindés au-dessus des jouets d’enfants éparpillés à la recherche d’une proie de choix… Puis à l’annonce du coursier qui vient d’entrer dans le bureau colportant la rumeur qu’un obus est tombé à proximité de la poste, tout le monde dans le bureau se recroqueville, et la peur revient.

Tu te lèves afin d’essayer de trouver quelque chose à faire, mais aussitôt tu retournes à la place où tu étais précédemment à côté de la porte… Cherchant sans cesse dans ta mémoire d’autres choses auxquelles penser.

En empruntant le chemin du retour vers chez-toi ce soir-là, tu entends bien des choses sans que tu n’oses tourner la tête pour observer – de manière ostensible – le visage de la personne qui parle – car ses traits t’importent peu – ce qui importe c’est d’entendre la rumeur et la peur croissante… Tu souhaiterais ne rien entendre, que cette image renversée de la réalité ne soit que l’œuvre de tes songes, et que tout va pour le mieux… Tu te promets – une nouvelle fois – que tu vas vaincre ta peur, t’affranchir de tout ce que tu entends, et que tu ne prêteras aucune attention aux rumeurs, mais peu de temps après tes regards se remettent à interroger les dernières informations… Ton incapacité à tenir tes promesses t’attriste, aussi pour te justifier tu invoques le moment de faiblesse dans lequel tu as lancé cette promesse, en te disant tu es sur le chemin de t’en défaire.

Tu ramasses à terre le poste de radio et tu y replaces les piles éparpillées par terre, en te disant intérieurement que ce n’est qu’un appareil qui retransmet les paroles, qu’il n’invente pas les paroles tout seul, et qu’il ne fait que répéter ce qu’il a entendu. Une fois cette justification apportée, tu fais défiler les fréquences de la radio et à nouveau les voix des stations s’entremêlent dans tes oreilles… Tu sais bien que tout ce que tu entends n’est que mensonges, que si tu t’efforces à les suivre c’est uniquement pour fuir l’inconnu. Ou plus exactement pour te traîner en rampant loin de la mort.

Le soldat ne meurt qu’une fois, tandis que toi tu meurs dix fois à chaque heure, et le mince fil reliant le désir de survie à la vie t’entraîne aussitôt loin de cette vérité qui commence à poindre devant toi.

Au bout de trois minutes, tu as plutôt envie de lire que d’écouter… Aussi ton regard va et vient à la lueur de la bougie entre les titres des livres, peut-être trouveras-tu un titre qui te fera oublier le silence assourdissant, cependant pour la quatrième fois tu reposes un livre afin d’en choisir un autre… Quelques mots, voilà tout ce que tu retiens de tes lectures, et même ces quelques mots s’évaporent au fur et à mesure… Tu regrettes de ne pas avoir de livres qui parlent de la guerre, et tu notes dans ton calepin qu’il faut acheter quelques livres de guerre.

Tu jettes un œil à ton horloge, à peine vingt minutes se sont écoulées depuis vingt heures, et la nuit rampante se traîne lentement.

Tu te découvres une inclinaison pour l’écriture alors tu prends un stylo. L’encre éparpillée sur une des pages prend la forme d’un char d’assaut, aussi tu essaies d’ajouter une fleur par-dessus… Mais l’idée de la fleur se transforme en obus métamorphosant le char en membres épars.

À nouveau l’ennui te gagne aussi tu mets les feuilles de côté, puis tu éteins le peu de lumière disponible en gardant à l’esprit les illuminations des obus, et tu essaies d’apprécier l’obscurité… Tu te rappelles des quelques nuits où la lumière avait été coupée, et où tu étais resté dans la pénombre… Tu essaies de t’absorber dans les souvenirs des jours d’avant, le temps de quelques instants avant que ta mémoire ne te ramène à ta situation actuelle. À nouveau tes orteils te traînent jusqu’aux boutons de la radio et tu fais défiler les fréquences l’une après l’autre. Des informations contradictoires. Tu colles ton oreille contre le haut-parleur de la radio, peut-être est-ce l’air qui altère les paroles et tu t’aperçois – sans raison particulière – que ta langue s’agite, s’assurant bien de frapper des deux côtés… Tu passes d’une station de radio à une autre, t’arrêtant lorsque tu entends une information qui t’apaise… Les voix répétitives te poussent à laisser tomber la radio, à retirer les piles et à les jeter au loin.

Tu te faufiles jusqu’à la fenêtre, peut-être trouveras-tu une lueur qui te redonnera la sensation de vivre… L’obscurité des immeubles résidentiels t’inspire la désolation, aussi tu remets le rideau à sa place et laisses à tes pieds la liberté de choisir l’endroit où tu iras à l’intérieur des limites de ta chambre :

« Que peuvent-ils bien faire là-bas ? Est-ce que ce qu’on entend sur eux a-t-il même un quelconque rapport avec la vérité ? Où cela va-t-il finir ? »

Chaque minute le nombre d’interrogations ne fait que s’accroître dans ton esprit… Des interrogations auxquelles tu ne pourras trouver de réponse qu’en sortant à la rencontre des réponses jaillissant des bouches des gens dans la rue… Cependant pour l’instant toute sortie de chez-toi est lourde de dangers, aussi tu préfères accumuler les questions plutôt que de chercher à cet instant à répondre à l’une d’entre elles, non pas par peur, mais pour te prouver à toi-même que tu peux résoudre n’importe quel problème, même si celui-ci portait sur comment vivre au milieu de deux camps qui dorment tranquillement après une bataille féroce.

Tu jettes un œil pour la centième fois à ton horloge fluorescente en essayant d’échapper à ces pensées :

« Vingt heures cinquante-quatre seulement… Il est encore trop tôt pour aller dormir. »

Tu tentes de te persuader – au bout de quelques minutes – qu’il fait froid afin de te réfugier sous les couvertures, en espérant que le sommeil s’empare de toi de bonne heure cette nuit, d’autant plus après avoir passé la précédente sans fermer l’œil de la nuit.

Un court assoupissement se voit interrompu par un rugissement démesuré – ou du moins que tu perçois de manière démesurée – et encore plus rapidement que toutes les autres fois le bruit de l’appareil de radio se met à rugir dans tes oreilles les deniers détails.

Tu as acquis la certitude que ce court assoupissement t’a privé de tout sommeil.

« C’était donc un piège. »

Tu adresses tes paroles à tes yeux qui fulminent et sans même t’en rendre compte tu allumes la lumière afin de chasser tous les fantômes qui tambourinent inlassablement dans tes oreilles… Mais aussitôt tu l’éteins sous l’effet du signal d’alarme émis par ton cerveau, car l’obscurité doit être complète afin que tu gardes ta tête sur tes épaules… Tu fomentes une altercation avec toi-même, peut-être que les soucis nichés dans ta tête auront envie de s’envoler en quête d’une tête plus paisible pour s’y installer… Le temps de quelques minutes ton plan fonctionne, jusqu’à ce que tu ne te rendes compte que ces obsessions sont de retour pour réclamer leur droit de mourir avec toi. Tu recules au bord du lit en repensant à la mort, en te disant intérieurement que ce recul n’a rien à voir avec la peur mais avec une certaine intimidation… Car tu n'es pas encore prêt à te tenir debout sans dire un mot devant la mort, tu as l’impression que tu pourrais encore faire tant de choses avant de remettre ton sort entre ses mains… Tu crains de mourir à présent avant d’avoir fait quelque chose qui te maintiendrait en vie au moins aux yeux des gens et l’idée d’être réuni avec la mort en un seul endroit, sans avoir pu t’habituer à vivre la mort, te fait une drôle d’impression.

Des bruits de pas précipités parviennent à tes oreilles, tu as l’impression d’entendre ce bruit pour la première fois… Toutes tes cellules s’immobilisent dans l’attente de la suite ; les pas se rapprochent, aussi les battements de ton cœur s’accélèrent, signalant l’imminence d’un danger, encore quelques pas et cela arrivera jusqu’à toi. L’idée de sauter par la fenêtre te traverse, cependant la peur rend impossible une telle tentative, tes yeux balaient la pièce afin de te préparer à faire quelque chose, n’importe quoi, toutefois les pas harassant dépassent ta porte sans ralentir. Tu entends le bruit de la porte de l’appartement du dessus s’ouvrir et se refermer, après quoi le calme revient chez-toi. Tu t’approches de la fenêtre – probablement pour la millième fois – et avec des gestes rapides acquis au cours des heures précédentes tu écartes le rideau, puis le remets à sa place, et durant ce court instant tu as probablement pu apprendre tout ce qui se passe dans la rue tranquille.

Tu planes entre les murs de la pièce désolée, tes yeux transpercent le plafond de béton et tu te mets à flotter au milieu des étoiles là où le silence absolu et la beauté ne font qu’un… La tranquillité des rêves t’apporte la conviction que la guerre sera terminée dans un jour ou deux, aussi tu mets de l’ordre dans ce que tu as à faire, auquel tu t’attelleras dès que la tempête se sera tue, en te prévoyant bien de choses en compensation de l’angoisse que tu as vécue. Peu à peu la somnolence gagne tes paupières épuisées, et en les rouvrant tu te retrouves au beau milieu d’un immense désert… Un autre cauchemar qui te force à abandonner les rêves de la vie… Tu essaies en vain de t’en extraire, refusant de croire que tu es dans un désert, cependant la chaleur du soleil se fait plus intense et t’obliges à chercher un coin d’ombre… Tu t’approches d’une butte pour entreprendre de la gravir afin de pouvoir regarder ce qu’il y a derrière, sauf que le grondement de la butte fait surgir dans ton esprit un autre nom pour elle, aussi au lieu de poursuivre ton chemin dans sa direction tu reviens sur tes pas aussi loin que tu peux, revenant ensuite à toute vitesse quand soudain elle reprend un aspect plus conforme à son grondement irrité et qu’apparaît nettement la structure de sa cuirasse de métal… Aussitôt elle se lance à ta poursuite et avant que ses chenilles d’acier ne viennent s’allonger sur toi tu parviens à t’engouffrer dans un trou… Peu importe où il te mène, ce qui compte étant de te sauver de la gueule du blindé, tu tombes dans un gouffre, puis tu as la sensation que sous toi un corps moite a amoindri le choc de ta chute. Une fois tes yeux accoutumés à cet endroit tu te relèves, regardant autour de toi afin de savoir où tu es tombé, pour ensuite te coller contre le mur, t’imaginant avoir vu un spectre… Sauf que ta curiosité en éveil maintient tes yeux grands ouverts, ton esprit dissèque l’image du cadavre qui s’offre à ta vue, en tentant de le faire correspondre à des millions de noms, pour finalement avoir l’impression qu’il est parvenu à trouver le nom se rapportant à l’image… Au même instant tu rejettes ce que te renvoie ton esprit, puisque cela n’a pas de sens que ce cadavre soit le tient… Tu t’empresses de repousser cette idée et de commander à tes pieds de se mettre en route loin de ce corps ; quelques mètres à peine et tu trébuches sur un autre cadavre, tu te relèves en quête d’un peu de courage afin de te dresser pour hurler à la face du cadavre que tu n’aimes pas les cauchemars, que tout ce qu’il y a devant toi n’est qu’une illusion, et que rien de tout cela n’a d’effet sur toi… Sauf que l’énorme structure au milieu du passage te fait pousser un hurlement de toutes tes forces, aussi tu perds connaissance et te réveilles à l’intérieur de ta chambre.

Vingt-trois heures… Aucun bruit inhabituel depuis une demi-heure… Tu n’entends rien d’autre que le bruit de ta respiration que tu retiens de temps à autre afin de t’assurer que rien ne vient troubler le silence… À nouveau tu retournes à la fenêtre :

« Il n’y a rien. »

Tu marmonnes tout bas, et te racontes à toi-même des souvenirs d’enfance, de ces souvenirs d’une bataille entre toi et… Non, pas toi… Tu fermes les yeux et la vision d’autrefois de cette bataille d’enfants remonte à la surface… C’est cela, la bataille n’était pas entre toi et quelqu’un de particulier, mais entre tes amis et les gamins du quartier d’à côté… Aujourd’hui tu te retrouves dans la même position, assis sans dire un mot en attendant la fin de la bataille… Une bataille dont tu ne sais presque rien et dont le dénouement ne t’apportera rien… Une bataille survenant sans prévenir, au milieu de laquelle tu tombes… Exactement comme cela t’arrivait dans ton enfance… Tu étais debout le long du mur et la bataille d’enfants se déchaînaient au milieu de la rue… L’ardeur qu’y apportaient les gamins était impressionnante… Et toi tu restais collé au mur, attendant l’occasion de t’enfuir chez toi… Tu te souviens du caillou qui t’avais atteint à la tête, et du sang qui avait coulé… Tu te palpes la tête :

« Cela n’existe plus à présent. »

Mais cette fois si le caillou atteint sa cible alors ce sera la fin.

Zéro heures trente… La veille à cette heure-ci tu étais endormi… Une demi-heure après le bombardement commençait. Tu te réjouis à l’idée que la bataille va se terminer comme elle a commencé… Tu ressens une joie inattendue, faisant s’emballer les battements de ton cœur…

Au moment où les premiers rayons de l’aube font leur apparition tu pousses un bruyant soupir, te levant comme si tu avais un rendez-vous important… Puis au moment d’enfiler tes vêtements tu te défais de ta joie excessive que la nuit arrive à son terme… Tu prends la chaise derrière la porte et la mets à côté de la fenêtre afin de t’y installer.

Le mélange du silence et des gouttelettes froides te restitue un peu de la tranquillité perdue… Tu contemples le lever du soleil au-dessus de son lit d’eau, observant ses couleurs chaudes tandis qu’il se faufile peu à peu à l’intérieur de ton cœur grelottant ; ton cœur qui à peine s’est-il apaisé s’enflamme à nouveau sous l’effet des détonations d’obus, de ces obus qui ont métamorphosé le jour en nuit, au milieu de laquelle tu erres comme les rongeurs à la recherche d’un moyen de te sauver, comme une petite gerboise tu restes planté sur tes pattes au cas où tu entendrais peut-être une information ou une réponse qui te mènerait en lieu sûr, et pendant ce temps tu essaies de te défaire des taches de soleil qui enveloppent ton corps, sans même prêter attention aux feux d’artifices des enfants auxquels tu essaies de mettre fin. Tes divagations s'interrompent lorsque surgit le mot anéantissement, aussi tu implores le soleil de tout arrêter et qu’un peu de sa flamme te balaie afin de te mettre à l’abri de la peur.

D’autres divagations extravagantes continuent à se jouer de toi… Tu reviens, la tête basse et sans dire un mot, t’accommodant de là où tu en es, car tu es encore en vie, et il se pourrait que tu voies demain les étendards de la victoire et de la paix retrouvée.

Tu réfléchis à comment dissimuler aux autres ton effondrement de la nuit dernière, l’idée que tu aurais dormi d’un profond sommeil après avoir lu un livre te plaît, et après avoir ordonné les événements importants dans ton esprit, ta nuit fictive est prête à être livrée à quiconque t’interrogera à propos de la nuit précédente. Tu lèves tes mains à hauteur de tes yeux pour braver les rayons du soleil, toutefois tu les baisses aussitôt, reconnaissant la victoire du soleil… Puis patiemment tu attends la seconde bataille sans pour autant que cela ne t’apaise, ne serait-ce qu’un seul instant.

Les aiguilles de ton horloge indiquent sept heures du matin, tu jettes un coup d’œil au miroir pour te prouver à toi-même que tu existes encore, et te diriges vers la porte d’un pas maintenant plus assuré que la nuit précédente. Au loin tu entends monter le bruit des détonations des obus, alors tu te retournes dans leur direction, au cas où ces détonations pourraient être les dernières.

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Samir Abdelfatah

Samir Abdelfattah est né au Yémen en 1971. Auteur de nouvelles, de romans et de pièces de théâtre, il a publié environ une dizaine d’œuvres, parmi lesquelles le recueil de nouvelles ranīn al-maṭar (2002), ou encore les romans al-sayyd mīm (2007), ibn al-nasr (2008) et niṣf mafqūd (2016). En 2009, il fonde avec Nadia al-Kokabany, Wajdi al-Ahdal et Ali al-Muqri un groupe littéraire qui se donne le nom de liqa’ al-ams, « Rendez-vous d’hier ».

سمير عبد الفتاح  قصّاص وروائي ومسرحي يمني، ولد عام 1971، نشر حوال عشر أعمال من بينها المجموعة القصصية “ رنين المطر” عام 2002، و”السيد ميم” عام 2007، ابن النصر عام 2008 ونصف مفقود عام 201ّ6. عام 2009 شكّل مجموعة ادبية مع نادية الكوكباني ووجدي الأهدل وعلي المقري، أطلقوا عليها اسم لقاء الأمس.  

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Pierre Girard

Pierre Girard étudie la littérature, les langues et les sciences sociales en France puis en Tunisie, où il vit pendant plusieurs années. Travaillant dans les domaines de la traduction, de l’interprétation et du sous-titrage, il est actuellement impliqué, en collaboration avec l’Association pour la promotion de la traduction littéraire (ATLAS) et l’Institut français, dans l’édition d’un catalogue d’ouvrages de sciences humaines et sociales à traduire de l’arabe vers le français. Il travaille par ailleurs pour Rommanmag, Megaphone, Mada Masr et pour des revues académiques comme APAD et Dicopart.

درس بيير جيرار الأدب واللغات والعلوم الاجتماعية في فرنسا ومن ثمّ في تونس حيث استقر لبضعة سنوات. عمل في الترجمة التحريرية والترجمة المباشرة والسبتلة ، وقد شارك في تحرير مؤلف جماعي يتناول توصيات حول ترجمة العلوم الإنسانية والاجتماعية من العربية إلى الفرنسية بالتعاون مع جمعية أطلس والمعهد الفرنسي. من مشاركاته الأخرى نذكر ترجماته في موقع رمّان الثقافي وموقع ميغافون اللبناني وموقع مدى مصر المصري ومشاركات أخرى في دوريات ومجلات أكاديمية مثل APAD وDicopar.   

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