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Publié le
par
Brigitte Nérou

Une identité libanaise

Entretien avec Eric Delpont dans le cadre de l'exposition « Lumières du Liban »

Quelle place l’art moderne et contemporain libanais occupe-t-il à l’IMA ? Et, à considérer le corpus des œuvres présentées dans l’exposition « Lumières du Liban », existe-t-il des formes d’art plastique spécifiquement libanaises ? La parole à Eric Delpont, conservateur du musée de l’Institut du monde arabe.

Ce qui me frappe, à présent que je vois le corpus et sa disposition dans les trois espaces dévolus à l’exposition, c’est que « Lumières du Liban » présente des artistes de différentes générations, avec néanmoins une cohérence.

Rétrospectives Shafic Abboud en 2011, Etel Adnan en 2016-2017, exposition « Liban, réalités et fictions » pour la photographie en 2019… : l’art moderne et contemporain libanais occupe une place de choix dans la programmation de l’IMA. À quand cela remonte-t-il ?

Aux origines de l’Institut, ou presque ! Pour citer quelques-uns des artistes dont vous retrouverez une ou plusieurs œuvres dans « Lumières du Liban » : Jean-Pierre Watchi, que nous avons exposé dès 1989, Chaouki Choukini et Paul Guiragossian (1991), Saliba Douhaihy (1993)… Mentionnons encore, en 1998, les expositions « Khalil Gibran artiste et visionnaire » et « Liban intime » ; en 2000, « Adonis, un poète dans le monde d’aujourd’hui » – dans laquelle étaient présentées certaines des tablettes que l’on pourra redécouvrir aujourd’hui ; en 2005, « Regard des photographes arabes contemporains » – dans laquelle figuraient, évidemment, des artistes libanais ; puis, en 2013, les « Saisons arabes » par Bokja, dont l’une des tentures figure également dans l’exposition.

Quels ont été vos grands axes de la sélection pour « Lumières du Liban » ?

L’un des axes majeurs, depuis la donation de Claude et France Lemand à l’IMA, c’est de donner à voir ce que contient cette donation, laquelle est aussi le reflet des goûts de Claude depuis qu’il a débuté sa collection au début des années 80. Il se trouve que celle-ci est souvent complémentaire de la collection initiale de l’IMA. Ainsi, certains artistes ne sont pas forcément présents dans les deux corpus ou, si c’est le cas, sur des périodes différentes.
Une première sélection a été effectuée, à partir de laquelle nous avons refait un tri – au départ, il y avait un plus grand nombre d’œuvres par artiste – pour aller vers un résultat qui soit le plus marquant possible, avec davantage d’œuvres qui vont poser des questions, faire réagir le public. Au final, hormis Shafic Abboud, Etel Adnan, Hussein Madi voire Assadour, une seule pièce est exposée par artiste, deux au plus. Si ceux qui sont dits « de la première génération » sont représentés par un plus grand nombre d’œuvres, c’est aussi parce qu’ils ont une carrière qui couvre une période plus longue.

À considérer l’exposition dans son ensemble, peut-on parler d’une identité plastique libanaise ?

Ce qui me frappe, à présent que je vois le corpus et sa disposition dans les trois espaces dévolus à l’exposition – outre les sculptures installées dans la salle hypostyle –, c’est que « Lumières du Liban » présente des artistes de différentes générations, avec néanmoins une cohérence. Il est vrai que l’art au Liban, comparé à l’art moderne et contemporain dans d’autres pays du monde arabe, possède une spécificité un peu différente. Celle-ci ressort, alors que nous présentons des œuvres dont les plus anciennes ont été exécutées à la toute fin des années 1950 et les plus récentes en 2021. 

Ce qui me frappe également, c’est le rapport constant entretenu par ces travaux avec des formes de figuration ; elles peuvent être narratives ou très stylisées, ou encore complètement fantasmées et retravaillées, quasiment à la frontière de l’informel.

Par ailleurs, même quand les œuvres font référence à des réalités très violentes, le traitement de ces violences ne se cantonne pas au genre du reportage. Elles sont retranscrites sur un mode personnel. Les œuvres réalisées à chaud ne donnent pas forcément le meilleur de l’artiste. Or, le Liban a malheureusement enduré différentes formes de tourments dans un temps long ; d’où une réaction et une assimilation, sur le plan plastique, qui, justement, n’a pas été nécessairement immédiate, d’autant qu’elle s’inscrivait souvent dans une histoire familiale.

Quant à l’appel à projets auprès des jeunes artistes, moi qui aime la peinture, ce qui me touche beaucoup dans cette génération, c’est un retour saisissant à la pratique de la peinture, une pratique non pas comme un prétexte, mais comme une nécessité vitale.

L’exposition présente une infinie variété de formes d’expression. Comment avez-vous choisi de guider le visiteur ? 

Le parcours est séquencé en périodes chronologiques – quasiment trois fois vingt-cinq ans, l’exposition débutant avec l’aujourd’hui pour remonter dans les décennies : dans la première salle (« l’Espace des donateurs »), les années 2005 à aujourd’hui ; puis, au niveau -2, la période 1975-2000 ; enfin, dans la salle -1, les années 1943-1975. On découvrira dans cette dernière salle des expressions quelque peu différentes, avec des œuvres conçues alors qu’avait déjà débuté la guerre civile, apportant une vision plus apaisée, presque bucolique, comparée à ce qu’on aura vu précédemment en lien avec les différentes natures de chaos, militaires, sociaux ou encore sanitaires.
Ce parcours est émaillé de citations et de documents de l’actualité de ces décennies en référence aux événements que les Libanais connaissent très bien, mais pas nécessairement les autres publics, à l’exception de quelques dates comme celles de la guerre civile ou de l’explosion dans le port de Beyrouth l’an passé : je pense en particulier aux difficultés nées des conflits avec Israël et de l’accueil massif par le Liban de Palestiniens – et jusqu’à l’accueil des réfugiés syriens… Cela permet de recontextualiser un certain nombre d’œuvres.
Quand on met en regard des images de Beyrouth à l’issue de la guerre civile et celles prises après l’explosion du port, on pourrait penser qu’il ne s’est quasiment rien passé entretemps. Alors que ce qui a toujours fait la force des Libanais, et ce, bien avant la période moderne et contemporaine, c’est que la fragilité de leur État ne les a jamais empêchés d’aller de l’avant, de bâtir, même s’ils vivaient dans un risque permanent. En un mot, on y vit dans le présent, sans occulter la mémoire personnelle et collective. Il me semble qu’en Occident, notamment en Europe, nous ne pourrions agir ainsi car nous avons besoin d’un sentiment de sécurité.

Quelles ont été vos plus fortes émotions artistiques à l’occasion du montage de cette exposition ?

Elles sont à trouver parmi les plus jeunes – pour les artistes nés dans les années 1970 et 1980, nous avions présenté récemment certains d’entre eux dans l’exposition « À la plume, au pinceau, au crayon : dessins du monde arabe » (2019), j’avais donc déjà apprécié leur travail.
Quant à l’appel à projets auprès des jeunes artistes, moi qui aime la peinture, ce qui me touche beaucoup dans cette génération, c’est un retour saisissant à la pratique de la peinture, une pratique non pas comme un prétexte, mais comme une nécessité vitale. Parmi ces créateurs, Anas AlBraehe, dont le travail me fascine, Yazan Halwani, Hala Ezzeddine. Et dans la génération précédente, Serwan Baran et Tagreed Darghouth avec son polyptique The Abyss Calls Forth the Abyss [L’Abîme appelle l’abîme]. Dans le champs de la photographie, François Sargologo se distingue avec sa série Carbone 14. La Faille avec une mise en abîme des vestiges des conflits laissés sur le plateau culminant du Mont Liban magnifiés par des ciels nocturnes que traversent des astres. 

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