Mon histoire avec la langue arabe

Les grands défis étaient donc : changer l’approche et virer du traditionalisme à la modernité afin de rendre la langue arabe accessible, intéressante, de la percevoir en tant qu’outil de communication et de culture.

Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre le chemin de l’enseignement de la langue arabe ?

En fait, mon parcours avec la langue arabe a commencé il y a plus de cinquante ans, lorsque j’ai décidé de poursuivre mes études à la faculté de pédagogie de l’Université libanaise pour devenir professeur du cycle secondaire. Je ne songeais point à la langue arabe : les domaines qui m’intéressaient étaient la géographie, l’histoire, la psychologie ou même la biologie. La langue arabe se dressait aux confins de mon horizon professionnel à cause de la stigmatisation et des préjugés qui l’accompagnaient toujours. J’ai découvert un peu plus tard que toutes les spécialisations nécessitaient la maitrise de la langue française, grand problème pour moi puisque l’anglais est ma deuxième langue. N’ayant donc d’autre choix, je me suis trouvé contraint de choisir la littérature arabe. Je décide, malgré mon incertitude, d’entreprendre cette aventure et de passer le concours. Je réussis bel et bien ! Et je fais même partie des quelques personnes choisies pour travailler dans le domaine de la langue arabe. L’obtention de ma licence en littérature et pédagogie arabe me vaut de me voir octroyer une bourse pour continuer mon master et mon doctorat aux Etats-Unis. C’est là-bas que je poursuis mon parcours avec la langue arabe.
La langue arabe n’était donc pas mon premier choix. Certes, c’est elle qui m’a interpellé ; j’ai accepté ma vocation, ce qui m’a permis de vivre avec elle depuis cinquante ans. Nous ne nous sommes jamais séparés et ne nous séparerons jamais. Si je pouvais remonter le temps, je chercherais la langue arabe dans tous les recoins de la vie pour m’y associer.
L’arabe et moi avons eu, jusqu’à présent, une belle et longue route. J’en ai pleinement profité. Mon expérience ne cesse de s’enrichir de découverte et d’apprentissage. Je serai toujours en perpétuelle recherche de la langue arabe. J’ai encore plus de volonté maintenant que lorsque j’ai commencé mon chemin.

Quels sont les difficultés auxquelles vous avez fait face au Liban et aux États-Unis pour enseigner la langue arabe ?

Lorsque j’ai commencé à enseigner la langue arabe, j’ai fait différentes observations concernant le cursus et très clairement repéré les défis à relever. Le manque le plus proéminent était l’absence d’esprit critique et de questionnement chez les étudiants, souvent négligés au profit de la mémorisation. Ce qu’on recherchait avant tout, c’était la performance linguistique et non la communication, la réflexion et les échanges entre étudiants, éléments à présent cruciaux dans l’enseignement des langues. J’ai aussi remarqué une sorte d’emprise qu’exerçaient l’analyse logique et la mémorisation sur l’enseignement, en plus de la focalisation sur la forme beaucoup plus que le contenu.
Un défi que j’ai rencontré au Liban était le traditionalisme excessif des cursus et le regard porté sur la langue arabe : une langue du passé pour le passé, une langue d’images, de littérature et non une langue de recherche, de communication ou qui puisse intéresser les apprenants. En effet, à travers mes observations, j’ai pu observer un décalage entre le contenu du cursus et les intérêts des apprenants.
Au début des années 80, je commence à enseigner la langue arabe aux non-natifs aux Etats-Unis, et y retrouve quelques défis dont l’absence de nouvelles approches. Les approches traditionnalistes avaient migré du monde arabe à l’étranger. D’autres méthodes d’enseignement de langues étrangères incluaient déjà la communication et s’adaptaient à l’apparition du concept de compétences. Les grands défis étaient donc : changer l’approche et virer du traditionalisme à la modernité afin de rendre la langue arabe accessible, intéressante, de la percevoir en tant qu’outil de communication et de culture et, enfin, de développer les compétences à l’oral et non seulement à l’écrit.

Alors que nous prétendons enseigner la langue arabe en tant que langue vivante et communicationnelle, nous ne pouvons sacrifier des éléments au dépend d’autres ou, en d’autres termes, montrer une sorte de favoritisme envers un élément précis de la langue.

Qu’appréciez-vous le plus après ce parcours de cinq décennies ?

D’énormes changements sont sans aucun doute survenus dans le domaine de l’enseignement de la langue arabe, notamment depuis le début du XXI^e siècle. Nous avons assisté à l’échelle mondiale à des changements comme l’augmentation du nombre d’apprenants, une envie croissante de découvrir l’arabe et l’importance de plus en plus grande accordée à cette langue, à présent considérée comme une langue internationale. Sans oublier l’enthousiasme des étudiants pour les séjours d’immersions culturelle et linguistique ou même d’échanges et d’études universitaires dans les pays arabes.
Parmi les changements positifs, nous remarquons aussi l’augmentation de l’intérêt vis-à-vis des nouvelles approches, l’apparition de nouveaux livres partout dans le monde, sans oublier l’augmentation du nombre d’expatriés d’origine arabe, ce qui a rendu la langue de plus en plus demandée à l’étranger. Il faut aussi mentionner la naissance de plusieurs centres ayant pour but de promouvoir et diffuser la langue arabe, surtout dans les pays du Golfe, outre le financement gouvernemental de programmes et d’associations œuvrant au renforcement de l’enseignement de la langue arabe, comme nous pouvons le voir en Europe, aux Etats-Unis, en Australie et en Afrique. Par ailleurs, l’évolution de la technologie génère d’autres évolutions : ainsi, Internet nous a ouvert l’accès à des textes originaux inaccessibles jusqu’alors ; et les réseaux sociaux élargissent les façons d’enseigner.
Tous ces changements positifs sont un point de départ à partir duquel nous pouvons bâtir nos nouvelles approches. Cependant, nous avons encore besoin de penser à la façon dont nous pouvons développer le contenu et surmonter les obstacles, surtout concernant la formation des enseignants et les modalités d’évaluation, afin d’harmoniser nos cursus et nos techniques d’évaluation. Je suis plein d’espoir ! Et je pense vraiment que le futur de l’enseignement de la langue arabe aux non-natifs est très prometteur.

Vous défendez l’inclusion du dialectal dans l’enseignement de la langue arabe. Pensez-vous que votre vision révolutionnaire puisse percer ? Quels sont, à votre avis, les éléments qui plaident pour la réussite de cette approche ?

Personnellement, je trouve qu’introduire l’apprentissage du dialectal est loin d’être révolutionnaire. C’est une simple réflexion de la réalité linguistique de notre vie. Cet apprentissage montre la façon dont nous employons la langue dans tout aspect académique et professionnel de notre quotidien, surtout dans le monde arabe.
L’idée vient du fait que la langue arabe englobe différents dialectes qui coexistent en paix et harmonie dans le monde arabe. Notre rôle est de refléter cette diversité en fonction des besoins des apprenants. Alors que nous prétendons enseigner la langue arabe en tant que langue vivante et communicationnelle, nous ne pouvons sacrifier des éléments au dépend d’autres ou, en d’autres termes, montrer une sorte de favoritisme envers un élément précis de la langue.
Le concept de langue arabe comme langue unique implique que nous exposions, en tant que professeurs, nos apprenants à toutes ces variations de la langue selon leurs intérêts et leurs besoins. Il y a beaucoup de points communs entre les différentes variations de la langue arabe. Notre rôle est d’utiliser ces points communs dans nos méthodes d’enseignement et de présenter la langue dans un cadre unifié afin de créer une facilité d’utilisation de tous les éléments chez l’apprenant.
Le dialectal est très varié : ce peut être une langue d’héritage ou une langue moderne à laquelle nous sommes exposés à travers les réseaux sociaux et les différents médias. Il est donc important d’inclure toutes ces caractéristiques et de les regrouper dans un même cursus. Même s’il existe tout une panoplie de différences entre le littéral et le dialectal, nous ne devons pas craindre la fusion des éléments sous prétexte de difficulté et de confusion, surtout en invoquant les difficultés d’assimilation par les apprenants, ce que je trouve peu convaincant. Je pense vraiment que toute approche peut réussir si elle est scientifiquement et rationnellement pensée et appliquée.
Il est important de mentionner ici qu’il existe plusieurs approches pour intégrer le dialectal dans les cursus. Nous devons accepter que la langue arabe est une mosaïque, où plusieurs pièces d’origines différentes viennent se marier pour former un beau tableau homogène. La seule question à se poser, suite à ces différences, sera : quels sont les éléments sur lesquels nous devons nous focaliser ? L’important est de respecter la volonté des étudiants qui, la plupart du temps, cherchent à pouvoir employer la langue en pratique et non seulement en théorie.

Quels sont les besoins des enseignants de langue arabe du monde, surtout ceux qui l’enseignent aux non-natifs ?

Je souhaite avant tout remercier tous les enseignantes et enseignants de langue arabe du monde entier pour le rôle formidable qu’ils endossent : donner plus d’importance aux pays arabes, à leur culture et à leur langue. Je répondrai donc à cette question en tant qu’enseignant de la langue arabe.
Nous ressentons, dans les coulisses de la langue arabe, maints besoins, dont celui d’être convaincu, d’avoir foi dirais-je même, en la simplicité et la facilité de cette langue. Il est possible de l’apprendre si elle est présentée de manière attrayante, sans oublier de miser sur les intérêts et les besoins des apprenants. Certains collègues me surprennent : ils débutent leurs cours en annonçant à leurs élèves que l’arabe est une langue difficile ! Je suis convaincu, après un long parcours, que la difficulté tient aux approches pédagogiques utilisées dans l’enseignement de la langue arabe et dans la vision d’ensemble floue du cursus.
Un autre besoin est sans aucun doute la foi totale et complète en la capacité des apprenants à apprendre la langue. Notre rôle en tant qu’enseignants est de fournir un environnement positif et accueillant qui suscite l’enthousiasme des apprenants. C’est pour cela que nous avons besoin de formations qui puissent donner aux enseignants la capacité d’être créatifs et novateurs. Tout contenu développé ne prend vraiment forme qu’avec un enseignant largement compétent et dévoué.
Un dernier besoin est certainement le soutien des gouvernements et des associations culturelles arabes. Ce soutien, qui malheureusement manque toujours au niveau de la langue arabe, existe dans l’apprentissage d’autres langues comme le français, l’anglais, le chinois ou le japonais.

Comment percevez-vous le genre de rencontre que l’IMA organise à Paris cet automne ?

J’ai exprimé plus haut le besoin d’un soutien par les gouvernements arabes et les organisations culturelles présentes en dehors du monde arabe. L’Institut du monde arabe est au premier rang des institutions culturelles les plus qualifiées pour soutenir le projet d’enseignement de la langue arabe aux non-natifs.
Riche d’une histoire déjà longue, et compte tenu de ses activités et de sa position importante à l’étranger, l’Institut peut fournir ce genre de soutien s’il est aidé, comme je l’espère, par ses partenaires. L’École d’automne réunira des enseignants du monde entier et leur donnera la chance de communiquer et débattre autour de sujets qui les intéressent et autour de défis communs auxquels nous faisons tous face. L’Institut est pleinement apte à créer ce cadre d’échanges.
Je suis très heureux et honoré de pouvoir participer à l’École d’automne, et me réjouis déjà de rencontrer mes collègues pour que nous abordions ensemble différents sujets. Ainsi, nous pourrons nous aider et nous préparer mutuellement à surmonter les défis actuels et futurs que rencontre l’enseignement de la langue arabe.