Le rucher de l'IMA fête ses sept ans
Je suis le dialogue des rêveurs
Juliette Séjourné tisse les langues et les sons
Dans le cadre de la Fête de la langue arabe 2019, Juliette Séjourné offre au public de l’IMA, samedi 14 décembre, une création originale qu’elle a titré d’un vers de Mahmoud Darwich : Je suis le dialogue des rêveurs.
Mis en musique, mis en voix, dits et chantés par elle-même (en arabe) et par son « binôme » (en français), des poèmes issus de différents recueils de Mahmoud Darwich se mêlent, s’entrelacent et se tissent pour raconter une histoire d’amour… Pourquoi cet entrelacs, et pourquoi Mahmoud Darwich ? Entretien.
Vladimir Vatsev
Comment êtes-vous venue à la langue arabe ?
C’est plutôt la langue arabe qui est venue à moi ! Enfant, j’ai habité aux Émirats arabes unis ; j’y ai été scolarisée à partir du CM2. A l’école française où j’étais inscrite, l’enseignement de l’arabe était obligatoire. J’avais avec moi mon petit cahier d’arabe, il ne m’a plus quittée… Au collège, l’enseignement n’était plus dispensé de la même façon, et c’est au lycée que j’ai de nouveau beaucoup appris. Puis je suis rentrée en France à 17 ans, avec mon bac.
A l’École française, on enseignait l’arabe littéraire. Les expatriés ont peu l’occasion de parler arabe aux Émirats. Outre le fait qu’on n’y côtoie pas les locaux si aisément que cela, c’est en anglais que l’on s’exprime le plus volontiers, sauf dans certaines situations du quotidien – chez l’épicier, en prenant un taxi – avec un vocabulaire très limité. En revanche, comme une importante communauté libanaise y est installée (avec laquelle on a plutôt tendance à parler français ou anglais), grâce à cette expérience aux Émirats, j’ai acquis des notions de dialecte libanais.
Une fois rentrée en France, j’avais juste avec moi un tout petit recueil de poésie antéislamique, et un recueil bilingue de poèmes de Mahmoud Darwich. Je le feuilletais de temps en temps, je me répétais des poésies que j’avais apprises ; et pendant plusieurs années, ce recueil a été mon seul lien avec la langue arabe, à quelques exceptions près – comme cette fois où Jean-Damien Barbin, mon professeur au Conservatoire national, fou de langue arabe et d’Orient, m’avait demandé de traduire en arabe une scène d’anthologie d’un des films de Godard : « Est-ce que vous m’aimez… » avec Raymond Devos, dans Pierrot le fou. Mais il s’agissait de liens très ponctuels. Puis, il y a deux ans, j’ai repris l’étude de la langue. J’ai un bon niveau, mais j’ai encore bien du travail à fournir pour estimer parler couramment l’arabe.
Pourquoi Mahmoud Darwich ?
Au programme des textes du bac, pour l’option LV3 langue arabe, il y avait un poème de Mahmoud Darwich : un extrait de L’Éternité du figuier de barbarie. C’est alors que j’ai identifié cet auteur et que j’ai commencé à travailler sur sa poésie. Et c’est ainsi que j’ai acquis ce fameux recueil.
L’Éternité du figuier de barbarie, c’est un fils qui discute avec son père. Ainsi, l’enfance y est présente. Et c’est sans doute parce que j’étais alors plutôt dans le rôle de l’enfant que j’ai « accroché » à ce poème. Un fois que je l’avais appris pour le bac, je l’ai gardé en tête. Je le répétais, je le répétais… et puis j’ai commencé à le chanter, pour moi, en toute intimité. C’est un rapport très intime, très familier que j’avais avec cette poésie. Alors que, mis à part celle-ci, dans mon recueil, je picorais. Il y avait de tous petits extraits qui me parlaient – je me souviens de « Ami, si le canari ne chante pas, chante pour lui » –, de petites choses comme ça, que je me disais ou que je me chantais.
A présent, une bonne dizaine d’années plus tard, je me penche sur l’écriture en français et sur son sens avec plus de maturité. Et je suis devenue fan des enregistrements de Mahmoud Darwich disant ses poèmes, ça me porte beaucoup. La musique de sa langue, dite par lui…c’est une folie !
Le projet “Je suis le dialogue des rêveurs” est une étape dans ma réflexion. Que raconte le lyrisme de nous, humains ? Comment le mettre en image, en perspective ? Voilà des questions qui me sont chères, et qui situent ce projet tout à la fois dans le sillage et le prélude à mon horizon de recherche et de création.
Quel a été votre fil d’Ariane dans le choix des extraits de poèmes ?
Il y a deux fils : le thème de la rencontre amoureuse, et le son. Une expérience a été importante pour guider mon choix pour ce concert : en février dernier, j’avais déjà eu l’occasion de chanter « L’Art d’aimer » de Mahmoud Darwich en bilingue, après l’avoir chanté en langue arabe, à l’IMA, deux mois auparavant. Or, lors du spectacle de février, je l’ai proposé en bilingue, parlé-chanté, avec une sorte de mise en perspective du poème. J’ai alors réalisé qu’il y avait là une piste artistique à explorer, à la fois sur le fond et sur la forme. Le bilinguisme raconte quelque chose du soi, de l’intimité ; c’est un point très important pour moi. Or, il ne prend sens que quand les spectateurs sont présents. Alors, les arabophones n’auront pas la même écoute que les francophones, ils ne comprendront pas la même chose, ils n’auront pas le même accès au texte.
Comment se déroule la mise en musique ?
Dans un premier temps, je travaille sur le poème en arabe en le disant. Puis je le vocalise, notamment en recherchant des arpèges ou des harmonies au piano – sans être pianiste, même si j’ai « fait du piano », je suis capable de travailler sur une base d’harmonies ou de notes sur lesquelles poser la voix ; de proposer des intentions musicales, en somme.
Enfin, je travaille beaucoup en dialogue avec l’ingénieur-son Max Prat-Carrabin, qui est chargé de l’agencement sonore du projet, en l’occurrence de créer des sons à partir des harmonies et des intentions musicales, d’étoffer les textures.
Qui y aura-t-il sur scène ?
Nous serons deux : mon « binôme » Gregor Daronian pour le français, moi pour l’arabe. Je me dois aussi de mentionner Max, l’ingénieur son, ainsi que Sophie Engel, pour son regard lors des répétitions. Avec elle, je peux discuter du projet, prendre de la hauteur. Parce que, au moment de l’interprétation, je ne peux être à la fois « dehors » et « dedans ». En somme, sur le plateau, on est plutôt trois.
Comment ce spectacle s’inscrit-il dans votre parcours professionnel et artistique ?
Pour ce qui est de l’agencement, du tissage de différents extraits voire de différentes œuvres, j’ai déjà travaillé dans la même veine sur un projet personnel : Didon(s), Amer(s),une variation sur la figure de Didon menée à partir d’extraits de l’opéra Didon et Énée de Purcell, du poème Amers de Saint-John Perse et d’extraits de L’Enéide de Virgile.
Cette approche m’est aussi familière grâce à un autre projet pour lequel j’ai travaillé près du metteur en scène Benjamin Lazar : Traviata, vous méritez un avenir meilleur, énorme travail de tissage cette fois-ci d’archives historiques, d’écrits scientifiques, de journalistes, d’artistes afin de recréer l’œuvre en la mettant en valeur.
Par ailleurs, avec Je suis le dialogue des rêveurs, la dimension du chant prend de l’ampleur, ce qui est pour moi à la fois important et nouveau – j’ai été formée au Conservatoire national en art dramatique, donc plutôt à une école de l’acteur. Or, la réflexion autour du lyrisme me questionne depuis un moment, et ce projet est une étape dans ma réflexion. Que raconte le lyrisme de nous, humains ? Comment le mettre en image, en perspective ? Voilà des questions qui me sont chères, et qui situent ce projet tout à la fois dans le sillage et le prélude à mon horizon de recherche et de création.