Christine Coulange est la directrice artistique et compositrice du groupe marseillais Sisygambis. Dernière-née de leurs créations : le web-documentaire « Les ports, de la Méditerranée à l’océan Indien », réalisé en collaboration avec l’Institut du monde arabe. Retour sur le parcours d’une pionnière de l’art multimédia en France.
Les visiteurs de l’exposition « Aventuriers des mers. De Sindbad à Marco Polo », s’ils ne connaissent pas le nom du groupe Sisygambis, ont déjà eu un avant-goût de son travail : les quatre pièces vidéo-sonores, c’était lui. Or, les chemins de sa directrice artistique Christine Coulange et de l’IMA ne se sont pas croisés par hasard : depuis près de trente ans, la musicienne voyage à travers la planète, recueillant chants, musiques et témoignages et associant cultures du monde et arts numériques. Le web-doc « Les ports, de la Méditerranée à l’océan Indien » nous transporte du Maroc à l’Egypte, du Kenya à la Tanzanie, de Zanzibar aux Comores et à Mayotte. Un voyage immersif à travers les ports contemporains qui portent aussi les traces du passé, des échanges, des cultures qui se sont mêlées, des navigateurs et des marchands qui les ont traversés.
La démarche multimédia, c’est une création. Il s’agit d’imbriquer, de créer tout en même temps pour qu’il y ait un ressenti du spectateur. Christine Coulange
Je suis musicienne et compositrice et je travaille beaucoup avec le son. Selon moi, c’est le son qui donne la vie à l’image. Par « au delà du langage », je voulais dire que, entre musiciens, on ressent des choses ; que la musique est un langage, ainsi que le son.
La démarche multimédia, c’est une création. Il s’agit d’imbriquer, de créer tout en même temps pour qu’il y ait un ressenti du spectateur – et non pas pour fabriquer une belle bande son –, sans ajouter de commentaires qui seraient destinés à diriger sa pensée. C’est aussi en ce sens que je parle « d’au-delà du langage » : on ne donne pas de manière de penser, mais ce que vous allez ressentir va vous permettre de penser et de réfléchir à votre manière. Ce que je recherche, c’est à mettre les gens en immersion, en situation de réflexion et de sensibilité. De ressentir des choses. En revanche, dans le multimédia, certains éléments participent pleinement du langage, les interviews par exemple.
Dans les années 1980, on imaginait, et avec quel enthousiasme !, le moment où la vidéo deviendrait numérique. Je suis de la génération qui a attendu et appuyé cette transition. Christine Coulange
J’ai une formation musicale, théâtrale et en arts plastiques. A 19 ans, j’ai mis le nez dans la musique électronique. A cette époque-là, dans les années 1980, la musique et le son étaient en avance dans le domaine du numérique ; ma réelle formation, elle est là. J’ai fait fonctionner des machines MIDI en synchronisation avec l’analogique – la bande était encore analogique, tout comme la vidéo. J’ai donc synchronisé de la vidéo analogique avec des machines numériques, sur un ordinateur (un Atari à l’époque) où on ne rentrait que de la séquence ; le son était dans l’expandeur [processeur MIDI où on stocke des sons échantillonnés] et le sampleur [qui permet de collecter des sonorités acoustique ou électronique, samples, et de les restituer à des hauteurs variables au moyen d’un clavier ou d’un instrument équipé d’un port MIDI] où on ne samplait que des secondes. J’ai suivi tout ça et j’ai attendu qu’on puisse rentrer plus de sons dans l’ordinateur. On imaginait alors, et avec quel enthousiasme !, le moment où la vidéo deviendrait numérique. Je suis de la génération qui a attendu et appuyé cette transition.
Il s’agissait un projet personnel, celui d’humains à la rencontre d’autres humains avec une caméra et du matériel d’enregistrement. Christine Coulange
Le numérique nous a permis beaucoup de choses. Nous avions un groupe de rock alternatif dans les années fin 80-90 et nous avons beaucoup tourné, notamment en Europe de l’Est. C’était déjà très électronique avec des sampleurs, des clenches avec des pédaliers. Moi je jouais de la basse avec beaucoup de distorsions, c’était très apocalyptique pour tout dire ! Nous avions d’ores et déjà adopté une position claire face à la société occidentale, mais on le disait en criant à l’époque. Nous avions aussi de la vidéo.
Nous sommes beaucoup allés à l’Est, jusqu’en Russie, et nous avons tourné dans des endroits absolument incroyables, dans des festivals, devant des milliers de personnes – certains de nos spectateurs entraient littéralement en transe ! C’est dans ce contexte que nous avons rencontré un autre duo, américain, qui avait « fui » les Etats-Unis pour des motifs idéologiques et s’était installé en République tchèque. Nous avons pas mal travaillé avec eux.
Puis nous avons imaginé pousser plus à l’Est et faire une tournée sur la route de la soie, ce qui s’est fait en 1999. Or, cela a pu se faire car on avait acheté la première caméra numérique, en 1998. Nous n’aurions jamais pu tenir six mois avec de grosses caméras à cassettes, il aurait fallu des camions et nous n’étions financés par personne, il s’agissait un projet personnel, celui d’humains à la rencontre d’autres humains avec une caméra et du matériel d’enregistrement. Nous avions déjà travaillé pour la télévision, mais cette vision monodirectionnelle ne nous convenait pas et en tant qu’artistes, nous avions envie d’aller plus loin, d’aller voir de nos propres yeux et de ramener tout cela ici.
« Nous », parce que je travaillais avec mon collaborateur Nchan Manoyan, qui était aussi mon compagnon depuis des années ; il est décédé dans un accident de voiture en 2009. C’est ensemble que nous avons créé tout cela. Ce « Nous », également parce que je travaille avec une équipe et non toute seule.
Je ne pars pas de ma musique mais des gens, avant tout parce que je n’ai envie d’arriver dans un pays en mettant mon propre travail en avant. Christine Coulange
Je ne pars pas de ma musique mais des gens, avant tout parce que je n’ai envie d’arriver dans un pays en mettant mon propre travail en avant. Je préfère partir de celui des musiciens traditionnels et parcourir le chemin inverse. Le processus est le suivant : tout d’abord enregistrer le son des instruments et les voix, en gardant l’image des musiciens. Puis c’est assez complexe – j’ai même fait évoluer un logiciel pour parvenir à mes fins! –, je fais du sampling dans un logiciel de musique où je conserve l’image du musicien que j’ai envie de retranscrire à l’arrivée. Je travaille alors sur la durée, sur la tonalité, et en même temps je bouge aussi l’image pour qu’elle s’accorde au tempo – la musique a un tempo, mais l’image a aussi le tempo qui va avec – et je compose une musique à partir des instruments traditionnels mais aussi de sons captés dans la nature : le chant d’un oiseau peut devenir partie intégrante de la composition musicale. Ensuite, je conserve du multipiste : à l’arrivée, cela va se retranscrire en multidiffusion sonore ; nous n’avons pas seulement deux pistes stéréo mais nous travaillons sur une spatialisation. Il faut donc faire appel à un logiciel de montage. C’est alors que nous pouvons passer au montage de nos écrans qui vont, au final, correspondre à nos pistes sonores. C’est de la couture de haut niveau !
Ce que je fais, c’est d’aller m’immerger dans des sociétés pour tenter d’en dégager les valeurs – et des valeurs, il y en a. Christine Coulange
J’ai participé l’année dernière à un colloque sur l’« humanisme numérique » organisé par l’Unesco. L’humanisme numérique questionne la manière dont on remet des valeurs humaines dans ce monde numérique. Le numérique est un outil qui sert à dire quelque chose, à communiquer. Ce que je fais, c’est d’aller m’immerger dans des sociétés pour tenter d’en dégager les valeurs – et des valeurs, il y en a. Ici, on vit dans la peur de l’autre, dans la peur de sortir de notre bulle, dont nous sortons d’ailleurs de moins en moins. Une bulle hermétique, coupée du reste du monde ; notre vision est complétement formatée. Il suffirait de se déplacer et d’adopter un autre point de vue pour voir les choses autrement. Mais la majorité des civilisations sur cette planète ne sont pas représentées.
C’est là-dessus, me semble-t-il, qu’il faudrait être éduqué : on se croit développés alors que les autres seraient sous-développés. Alors qu’en réalité, nous sommes nous-même sous-développés à bien des égards et nous ne nous en rendons même pas compte.
A l’origine, tout simplement parce que nous recherchions un nom qu’on n’avait jamais entendu ! Et il n’y avait pas internet à l’époque : on a opté pour Sisygambis sans savoir qu’il s’agissait d’un nom historique. Pendant des années, nous nous sommes inventé des histoires autour de ce nom. Avant de découvrir que c’était celui d’une reine perse, la mère de Darius III. Cela nous a encore davantage plu parce que la Perse, c’était « toujours plus à l’Est » ! Mon compagnon était arménien : le Perses étaient des voisins, en quelque sorte. Et puis c’est un nom de femme. Tout cela nous a confirmé que ce nom nous allait très bien !
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