Originaires du village de Do dans le désert du Thar, les frères Sakur et Indra Khan Manghaniyar servent les tribus pastorales musulmanes Mehr du désert du Thar, dont la zone géographique s’étend du Pakistan à l’Inde. Ils s’accompagnent à l’harmonium et distillent un chant brut et âpre, toujours à la recherche de cet amour divin (muhabbat) et toujours à l’affût de cette extase ici transcendée par la véracité de ces chants du désert. Appelée aujourd’hui manghaniyar, littéralement " ceux qui mendient ", cette caste de musiciens se défend souvent de cette appellation péjorative. Face à cette dénomination, fruit d’une société traditionnelle où le musicien reste marginalisé, ils revendiquent plutôt le terme mirâsî, de l’arabe mîras " héritage ".
Selon un schéma commun au statut du musicien dans le monde traditionnel, l’idée d’inspiration est liée à celle de révélation, un moyen, ici, d’affirmer sa place dans la société. Aujourd'hui encore, une myriade de poésies s'élève, sinueuse et torride, et les vers soufis du poète éclairent notre âme " comme le firmament des étoiles dans la nuit ".
Les manghaniyar, de nos jours musulmans, étaient aussi autrefois charan, les poètes généalogiques des anciens guerriers et princes rajput. Ils ont, depuis, élargi leur champ d’action et leur répertoire et peuvent être au service d’une multitude de castes, exception faite de celles dites " intouchables " et " tribales ". Tenant un rôle prépondérant dans les derniers sursauts de cette grande tradition du Rajasthan, ils sont le miroir d’une société qu’ils peuvent, par leur engagement, constamment briser. Leur mécontentement peut provoquer la rupture avec leurs patrons qui risqueront ainsi de perdre leur propre mémoire et leur image de marque.
En effet, dans ce cas, le musicien, furieux, ira jusqu’à symboliquement enterrer son turban devant la porte de son patron comme avertissement, avant, si les choses s’aggravent, d’enterrer les cordes même de son instrument.
Alain Weber