Rares sont les confréries féminines, et plus encore celles qui présentent au public un répertoire de chants directement rattaché à la hadra. C’est pourtant ce qui caractérise l’ensemble des femmes de Chefchaouen dans la pratique de ce rituel de la culture soufie, qui, lors d’une assemblée religieuse, invoque, loue et prie Dieu jusqu’à provoquer un état de transe permettant de s’unir à la présence divine.
Cette pratique est exercée depuis le XVIe siècle par les femmes de Chefchaouen rattachées à la zâwiya de la sainte Cherifa lalla Hiba Bekkalia, située dans le village de Douar. Leur répertoire extrêmement riche en chants et poèmes est placé sous la direction de maîtres religieux qui ont su puiser dans les traditions populaires.
Chaque année, la cérémonie de la hadra du mouloud, pratiquée au septième jour de la naissance du prophète Mahomet, est l’une des plus importantes, et celle-ci revient aux hommes. Quant aux femmes de la confrérie, c’est sous la houlette de Arhoum al-Baqaali que s’exerce à l’occasion des cérémonies de mariage toute la ferveur de leur répertoire, mais aussi sous d’autres formes plus contemporaines de la vie artistique marocaine.
Il faut s’arrêter un instant sur la vie de Arhoum al-Baqaali pour comprendre l’originalité de cet ensemble. Première femme marocaine à recevoir dans l’histoire du Maroc le premier prix de solfège et de musique arabo-andalouse au conservatoire de Chefchaouen, Arhoum a entrepris une rénovation musicale dans la pratique traditionnelle en incorporant aux chants un rôle novateur de divers instruments de musique et, du même coup, une forme savante intimement liée au répertoire arabo-andalou.
Ainsi, le cûd, la timbale, la derbouka, le bendir et le târ sont venus rejoindre les daff et les battements de mains. Arhoum, placée sous la bienveillance de son père, lui aussi confrère et musicien, et de son mari, s’autorise avec la jeune génération une approche singulière des voix au plus près du chant personnel de chacune des filles et des femmes, pour l’ajuster aux sonorités du cûd. Du même coup, elle innove en ajoutant une part instrumentale créative. Sa connaissance et sa pratique du piano en font aussi une musicienne totalement accomplie.
Cette attitude, qui est loin de faire l’unanimité chez bon nombre de puristes, permet néanmoins, et ce dans un grand respect de la musique, d’ouvrir cette pratique religieuse à des oreilles plus profanes et d’offrir des chants de samâc pour des assemblées plus larges.
L’ensemble des femmes de Chefchaouen maintient aussi l’héritage d’un grand soin apporté aux costumes, à commencer par la coiffe, composée d’un bandeau, et surtout d’une pointe caractéristique du Nord marocain, que l’on retrouve à Tanger, Tétouan, Larach... Mais de tout ce raffinement des costumes, ce sont surtout les ceintures, dont certaines datent de plus de deux siècles, qui font la fierté de l’ensemble des femmes de Chefchaouen : leurs broderies et leurs ornementations délicates sont très rigoureusement conservées. La discipline de l’ensemble, la hiérarchie où chacune trouve sa place, la part belle laissée à la créativité, voire à la recherche musicale, offrent une vision et une écoute harmonieuse qui savent infuser sur un auditoire. Loin d’une simple curiosité, il y a du ravissement à se retrouver en leur compagnie : on y est littéralement touché par la grâce.
Caroline Bourgine