L’astre d’Orient
Vingt-six ans après sa disparition, le 3 février 1975, ses complaintes déchirantes, «habitées», résonnent toujours aux oreilles des mélomanes, toutes classes sociales confondues. Car la cantatrice avait su séduire toutes les franges de la société, du balayeur au président (Nasser fut l’un de ses plus fervents admirateurs et ne ratait jamais aucun de ses fameux concerts le premier jeudi de chaque mois), du paysan démuni au fonctionnaire embourgeoisé. Tout au long de sa carrière, Oum Kalsoum, bien épaulée par son ami (et amoureux transi) Ahmed Rami, génie de la parole et érudit sans prétention, a domestiqué tous les genres et interprété tous les grands noms de la poésie arabo-musulmane en révolutionnant la métrique. Miracle ! Dans le domaine de Kalsoum, les textes d’Omar Khayyam l’hédoniste, d’Ahmad Shawqî, « l’Emir des poètes » (dont elle a chanté le troublant « Demandez aux cruches de vin »), de Mahmoud Bayram Ettounsi, véritable encyclopédie ambulante, de Taher Abou Facha, le passionné ou d’Ahmed Chafik Kamel le romantique, prennent une autre allure, une autre tournure, une autre dimension. Ils tendent, portés par une voix si prenante, vers le sublime, en particulier lorsque le grand maître Mohamed Abdel Wahab vient apporter sa touche unique de compositeur. Sur scène, Oum Kalsoum a toujours étonné par une énergie et une classe qui se reflètent dans ses enregistrements. Port altier, visage tantôt crispé, lorsque le désespoir prend le dessus au détour d’un vers, tantôt radieux quand se profile à l’horizon la promesse d’un rayon de soleil pour mieux éclairer un nouvel amour, mouchoir-étendard serré dans sa main droite, Oum Kalsoum, dans ses moments les plus éblouissants, dégage un magnétisme tel que le public, subjugué, suit toutes les émotions lues dans la voix et sur son visage. Il retient son souffle lorsqu’elle raconte ses tourments, agite les bras lorsqu’elle trace des arabesques imaginaires, maudit les traîtres et souffre à sa place lorsqu’elle évoque la fuite d’un amant, se tient le cœur lorsqu’elle pousse un profond soupir... En un mot, l’auditoire vibre avec la légende. Une légende qui a commencé au début de XXe siècle. Née vers 1904, à Tmaïe al-Zahayira, un village pauvre du delta du Nil, Kalsoum, fille d’un imam de mosquée, a naturellement débuté par des chants religieux, se produisant le plus souvent dans des fêtes dédiées à des saints (plus tard, sa gloire aidant, le calendrier local s’enrichira du nom d’une nouvelle sainte que ses zélateurs appelleront tout simplement Thuma ou Oum). Son patronyme circule vite dans la région et tout le monde parle d’un androgyne (son père tenait à ce qu’elle s’habille en garçon bédouin) aux cordes vocales exceptionnelles. En visite à Tmaïe, Cheikh Abou El ‘Alla, spécialiste de la déclamation du maqâm (mode classique), l’entend, tombe en extase et lui suggère, ainsi qu’à sa famille, de s’installer au Caire, marchepied indispensable pour accéder à une notoriété à hauteur de son talent. La suite révélera une étoile immense et, encore aujourd’hui, l’ensemble de son répertoire, où la poésie enlace étroitement la mélodie et où le réel se combine avec l’idéal de la vie, est toujours l’objet d’une grande ferveur tant de la part des fans de la première heure que des nouveaux convertis. La magnifique voix de May Farouk se fera l’écho des plus grands classiques de la Dame.
Rabah Mezouane
page
Mohamed Abdel Wahab, le génie de la composition
Jamais un artiste arabe, inspiré autant par les sources orientales qu’occidentales ou latines (mambo, tango...) n’a été gratifié d’autant de qualificatifs : « Prince de la musique », « Le géant » ou « Le génie de la composition » étant ceux qui reviennent le plus souvent. Né au Caire le 13 mars 1910, au sein d’une famille modeste, son père, un Cheikh, chargé de la maintenance d’une mosquée de quartier le place, à l’âge de cinq ans dans un kouttâb (école coranique) et rêve d’en faire un imam pour faire honneur à la tradition des ancêtres. Elève brillant, le petit Mohamed Abdel Wahab aimait s’installer au milieu des fidèles de la mosquée El Chouârani pour réciter avec eux quelques versets du Coran. Cela ne l’empêchait pas d’écouter les chansons en vogue, celles de Salâma Higâzî notamment, qu’il reprenait dans quelque coin de rue en compagnie de ses petits camarades. Cela lui vaut d’être remarqué et d’être engagé pour animer, en cachette et avec la complicité de sa sœur Aïcha, les entractes dans une petite salle de théâtre. Le garnement se fait prendre par son frère aîné qui le dénonce au père qui, furieux, lui interdit toute sortie. Mais le môme, contaminé par la musique, passe outre et fugue pour se produire dans un cirque. Réconcilié finalement avec sa famille, Mohamed s’inscrit dans un Club de musique orientale où il s’initie au luth arabe sous la direction de Mohamed El Kasabji, un des futurs musiciens attitrés d’Oum Kalsoum. En même temps, il s’imprègne de musique classique occidentale et, fort de ses notions de piano et de solfège, il enregistre, à l’âge de seize ans, son premier disque chez Gramophone. Une rencontre avec Mounira El Mahdiyya, la chanteuse égyptienne la plus en vue de l’époque, pour les besoins de l’opérette « Antoine et Cléopâtre », et un début de collaboration amorcé en 1925 avec Ahmad Shawqî, « L’Emir des poètes », lui assurent une rapide et confortable notoriété. Toutefois, ce sera une comédie musicale, la première du genre, intitulée « La rose blanche », qui imposera avec force son nom. Le reste, jusqu’à sa disparition en mai 1991, relève du domaine de la légende. Abdel Wahab soutenait dans une de ses chansons que « l’amour de l’âme est infini, mais l’amour du corps est éphémère ». Cet homme, père de nombreux enfants issus de trois mariages officiels, savait exprimer l’indicible et transcender le moindre mot par son inventivité prodigieuse. Cela explique les demandes répétées, formulées de son vivant par tout ce que le monde arabe compte comme stars. Dont Oum Kalsoum pour qui il avait composé de grands succès et qui avait repris un chef-d’oeuvre Fakarouni / Ils t’ont rappelé à ma mémoire, interprété auparavant par le Maître.
R.M.