Terminé
02 février31 août 1997

Soudan

Royaumes sur le Nil

La culture de la vallée du Nil, dans sa partie soudano-nubienne, est longtemps restée dans l'ombree de l'Egypte pharaonique. C'est pourtant là que se trouve aux Ve et VIe millénaires l'une des sources culturelles de l'Egypte ancienne.

Durant des millénaires la Nubie a été le pont entreles civilisations du Proche-Orient et celles de l'Afrique.

« Pays de l'or » pour l'Antiquité, elle disposait de trésors dont les meilleurs exemples sont présentés au coeur même de cette exposition. Sculptures néolithiques, céramiques, statues des dieux dans un Soudan colonisé par l'Egypte pharaonique, trésors du royaume de Méroé sont parmi les merveilles - plus de 460 pièces uniques - qui proviennent des musées de Boston, Khartoum, Berlin, Leipzig, New York de Philadelphie et de collections privées.
 
La redécouverte de la Nubie

L'antique Nubie était parfaitement connue des auteurs occidentaux anciens. Les Grecs appelaient ce pays situé au sud de l'Égypte - sans rentrer dans les détails plus précis - l'« Éthiopie », c'est-à-dire le pays des « visages brûlés » par le soleil. Hérodote, Diodore, Strabon, Dion Cassius et Pline décrivent aussi le pays, qui est déjà mentionné dans la Bible : « [...] un chambellan et haut dignitaire de Kandakè, reine du pays des Maures [Méroé] [...] vint à Jérusalem pour prier, puis s'en retourna. » Plus tard, de nombreux écrivains chrétiens ont raconté la christianisation du Soudan, au VIe siècle, et en particulier les prédications de Jean d'Éphèse.

Pour les Temps Modernes, c'est James Bruce qui, en 1772, identifie l'antique Méroé dans le vaste champ de pyramides de Begrawija. En 1821, Méhémet-Ali envoie ses troupes au Soudan pour y écraser les derniers Mamelouks et il en profite pour s'emparer de Sennar et du royaume de Fundj. Cette expédition fait beaucoup pour la redécouverte de l'antique Nubie, car parmi les soldats se trouvent aussi des mercenaires européens, aventuriers intéressés par les ruines et les trésors, qui établissent les premiers documents et effectuent les premières explorations.

Le plus important de ces pionniers de l'archéologie nubienne est le Français Frédéric Cailliaud, dont la publication de grand format (voir la vitrine centrale), en 1826, reste irremplaçable pour la science, car elle mentionne et illustre par l'image de nombreux sites aujourd'hui détruits. Dans le même temps ont lieu les voyages de Linant de Bellefonds, Waddington, Janbury et Hoskins (voir la vitrine), ainsi que ceux de Lord von Prudhoe. En 1834, Giuseppe Ferlini arrive à Méroé et découvre le trésor de la reine Amanichakhéto. L'apogée de la recherche archéologique au Soudan, pour le XIXe siècle, est l'expédition prussienne dirigée par Richard Lepsius entre 1842 et 1845 (voir les panneaux illustrés de cette salle) ; elle enregistre presque tous les monuments encore visibles, jusqu'à Sennar. Les recherches marquent une pause dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il faut attendre la fin de la révolte du Mahdi (1881-1898) et la conquête du pays par les troupes anglo-égyptiennes pour que les archéologues - majoritairement des Anglais, en un premier temps - reprennent le chemin de la Nubie.

LES RECHERCHES NOUVELLES

S'intéresser au Soudan ancien, c'est à la fois agrandir et modifier le tableau traditionnel de l'histoire de la vallée du Nil, entièrement monopolisé jusque là par l'Égypte ancienne. Située entre la Ière Cataracte au nord et Khartoum au sud, la Nubie est évidemment dans l'orbite du royaume des pharaons, qui la domine à certaines époques. Les Égyptiens eux-mêmes - au moins les textes officiels - regardaient leurs voisins méridionaux avec une certaine condescendance. L'une des raisons importantes de ce phénomène réside à coup sûr dans l'absence d'écriture des cultures nubiennes, qui n'ont développé leur propre système qu'au IIe siècle av. J.-C. ; ils se servaient, jusque là, des hiéroglyphes égyptiens.

Ce mépris imposé par le destin historique, la Nubie l'a rencontré une seconde fois dans les Temps Modernes : l'égyptologie, discipline historique marquée par la philologie, a épousé l'opinion des anciens Égyptiens et ne s'est longtemps intéressée que marginalement à l'antique Nubie. Elle prêtait une attention rapide ou distraite à l'autonomie de ses cultures ; quant aux liens de l'Égypte avec la culture de l'Afrique noire, ils n'ont pas vraiment fait l'objet, jusqu'ici, de recherches scientifiques.

Les échanges n'ont commencé que tout récemment entre l'archéologie et l'ethnologie. Ce dialogue scientifique doit être poursuivi ; il faut intensifier les recherches de terrain, non seulement dans les États africains, mais aussi au Soudan. L'antique Nubie a été le lieu d'échanges intensifs entre le Nord et le Sud, unissant l'Afrique de l'Est, berceau de l'humanité, et le monde méditerranéen, où l'évolution humaine connaît l'un de ses apogées. En dernier ressort, c'est le lien entre l'Europe et l'Afrique qui est ici en question. La présente exposition ouvre plusieurs fenêtres sur un paysage et des relations historiques largement inconnus jusqu'ici.

« NUBIAN CAMPAIGN »

Depuis le début du XXe siècle, la recherche sur l'antique Nubie a connu un remarquable essor - mais pas uniquement de son propre chef. Trois campagnes internationales de grande envergure y ont été conduites, à la suite de l'édification puis de la surélévation du barrage d'Assouan, près de la Ière Cataracte, afin de sauver les monuments menacés d'engloutissement par les eaux du lac de retenue.

L'ancien barrage, construit en 1902, fut surélevé dès 1912. Lors d'une première campagne, dirigée par G. Reisner et C.-M. Firth, de 1907 à 1911, entre Assouan et Wadi es-Séboua, on fouilla plus de quarante nécropoles, et quelques forteresses égyptiennes comme Ikkour et Qouban. À partir des résultats de ces fouilles, Reisner mit sur pied une chronologie de l'ancienne Nubie et une typologie de son matériel archéologique, qui gardent encore toute leur valeur à quelques nuances près.

Une deuxième surélévation, programmée pour 1933, impliquait l'extension du lac de retenue au sud de Wadi es-Séboua, jusqu'à Adindan. De 1929 à 1934, une deuxième « campagne de Nubie » fut donc menée sous la direction de W.-B. Emery et L.-P. Kirwan. Le résultat le plus remarquable fut l'exhumation des tombes royales d'une culture méroïtique tardive - celle du « groupe X » - à Ballaneh et Qoustoul.

En 1959, l'Égypte décida la construction d'un nouveau barrage, dont la retenue devait engloutir toute la région comprise ente Assouan et Dal, au sud de la IIe Cataracte. L'U.N.E.S.C.O. ayant alors appelé les nations à aider l'Égypte et le Soudan pour sauver l'héritage culturel de la Nubie, la réaction internationale ne se fit pas attendre. De 1960 à 1967, plus de trente équipes archéologiques, venues du monde entier, participèrent aux actions de sauvetage, dont la plus spectaculaire fut le transfert des deux temples rupestres de Ramsès II, en Abou Simbel.

Pour le Soudan proprement dit, on effectua une prospection archéologique systématique et l'on transféra aussi en lieu sûr toute une série de monuments, dont les temples de Bouhen, de Semna et de Qoumna. Sous la direction de l'architecte berlinois Friedrich Hinkel, ces monuments ont été démontés et transportés jusqu'à Khartoum, pour y être remontés dans un parc archéologique, autour d'un musée qui était alors en construction. En 1972, le Musée national de Khartoum ouvrait ses portes.

Les cultures néolithiques

Les résultats des fouilles les plus récentes ont montré que les cultures préhistoriques du Soudan précèdent celles de l'Égypte. Il a existé au Sud une production céramique de très haute qualité, plusieurs siècles avant des productions comparables en Égypte. Des exemples (encore inédits) de ces vases, si riches de qualités et de variantes, ouvrent l'exposition ; dans ce domaine, la Nubie devait rester supérieure à l'Égypte à travers les millénaires.

Cela commence avec le « néolithique de Khartoum », nommé le plus souvent d'après le site principal d'es-Shaheinab, au sud de la VIe Cataracte. Cette céramique remonte au VIe millénaire av. J.-C. On mentionnera aussi, parmi les autres sites, celui de Kadero, dans les faubourgs nord de Khartoum, daté du néolithique ancien (Ve millénaire av. J.-C.). Vient s'y ajouter ensuite, dans la première moitié du IVe millénaire, celui d'el-Kadada, dans la région de Shendi, à quelque 180 kilomètres en aval. Les recherches de ces dernières années se sont concentrées, parallèlement, sur le site de Kadruka, dans le Nord, sous la IIIe Cataracte.

Les objets proviennent, pour la plupart, de nécropoles étendues dont la structure donne un aperçu de celle des sociétés néolithiques. On relève ici, pour la première fois, des tombes à plan circulaire, ce qui deviendra, au cours des deux millénaires suivants, une caractéristique des cultures nubiennes.

On trouve, à côté de la céramique, des armes et des ustensiles, ainsi que des exemples de ronde-bosse déjà bien développés. Les figurines d'argile, exclusivement féminines accentuent les caractéristiques sexuelles et l'on remarquera particulièrement la figure d'une femme enceinte. Plus ancienne, la figurine féminine de grès, fortement stylisée, évoque certaines sculptures modernes par la fermeté concise de sa ligne.

La culture du groupe A

Les dénominations devenues courantes pour les cultures nubiennes remontent à l'égyptologue américain George Reisner, actif sur de nombreux sites archéologiques de la vallée du Nil au début de ce siècle. Les sites de la culture du groupe A se concentrent dans la région comprise entre la Ière et la IIe Cataracte. Leur évolution historique s'articule en trois phases : une ancienne (3700-3250 av. J.-C.), une classique (3250-3150 av. J.-C.) et une récente (3150-2800 av. J.-C.).

La culture du groupe A est ainsi quasiment parallèle à la culture protohistorique de Nagada, en Égypte, avec laquelle les échanges sont intenses. C'est ainsi que la grande jarre de stockage, trouvée dans une tombe nubienne, est à coup sûr une importation d'Égypte, sur laquelle on a ajouté, après coup, un dessin incisé. La région de développement du groupe A était placée sur une route commerciale par laquelle transitaient, vers l'Égypte, des marchandises précieuses venues d'Afrique, telles qu'ivoire et bois d'ébène, encens et peaux, ainsi que les premières cargaisons d'or. L'Égypte renforçant son emprise sur ses frontières méridionales, le groupe A semble avoir perdu le contrôle sur ces échanges, car les sépultures ne contiennent plus de jarres, d'armes ou d'ustensiles d'origine égyptienne. Le dépeuplement progressif de la Basse Nubie, à partir d'environ 2800 av. J.-C., eut peut-être aussi des raisons climatiques.

La tradition d'ensevelissement dans des fosses à plan circulaire, surmontées d'un tumulus de terre, se prolonge néanmoins ; les agglomérations sont aussi marquées par des séries de trous de poteaux suggérant l'existence de huttes rondes. La forme de vase typique de la culture du groupe A est un bol profond à fond pointu, dont la décoration imite volontiers un cannage. Les décors figurés sont rares ; le motif répété du bétail atteste l'importance de l'élevage nubien dès cette époque ancienne.

La culture du groupe C

Les sites de la culture du groupe A, entre le Ière et la IIe Cataracte, ont été repris ensuite par celle du groupe C. Le groupe B, dont Reisner avait cru pouvoir établir l'existence entre les deux ensembles, s'est avéré être une version appauvrie du groupe A, et non une culture indépendante. La longue durée du groupe C - de 2300 à 1500 av. J.-C. - se répartit sur plusieurs phases. Elle commence vers 2300 av. J.-C., alors que l'Égypte de l'Ancien Empire commence à se retirer de la Nubie, en raison de problèmes de politique intérieure. La première phase court jusqu'en 1900 av. J.-C., époque à laquelle la Basse Nubie est de nouveau sous administration égyptienne, cette fois du Moyen Empire.

La deuxième phase de la culture du groupe C (1900-1600 av. J.-C.) constitue aussi son apogée. L'effacement de l'Égypte, au cours de la Deuxième Période intermédiaire, fut suivi par la multiplication et le dévelopmement des établissements indigènes. Les sépultures à tumulus reçoivent souvent une chapelle funéraire sur leur côté ouest. Le défunt est déposé sur un lit funèbre et l'on trouve, dans le mobilier funéraire, des figurines d'argile représentant des hommes et des animaux, surtout des bovidés.

Les formes de vase caractéristiques, pour cette céramique de très haute qualité, sont de petits bols hémisphériques et de profondes écuelles, décorés d'incisions. Les motifs de zigzags et de losange sont rehaussés d'un remplissage de pâte blanche et l'on trouve aussi des motifs de vannerie tressée. La céramique de luxe est polychrome. Les pots et les pichets de la céramique courante, un peu plus grossière, montrent à l'occasion des décors incisés de représentations figurées.

Parallèlement à la culture du groupe C se développe aussi la culture nubienne dite des Pan-Grave (« tombes en casserole »), ainsi dénommée en raison de la forme des fosses funéraires très simplifiées. C'est une culture nomade, comme l'indique une céramique plus simple et plus grossière. Les populations de cette culture, originaires du désert oriental, fournissaient de nombreux mercenaires aux armées égyptiennes, tout en gardant leurs modes d'inhumation même en terre égyptienne. Parmi les éléments typiques de leur mobilier funéraire figurent des cornes d'animaux, souvent peintes.

L'Egypte et la Nubie sous l'Ancien Empire

Les relations commerciales entre l'Égypte protohistorique et la culture du groupe A sont bien attestées. Avec l'aube des temps dynastiques, vers 3000 av. J.-C., commencent des affrontements militaires qui entraînèrent, lors des apogées de l'Égypte pharaonique, sous les trois Empires successifs, une domination temporaire de l'Égypte sur la Nubie. En revanche, au cours des Périodes intermédiaires séparant les Empires, l'Égypte se retira du pays et les cultures nubiennes profitèrent de leur autonomie retrouvée pour prospérer.

La première indication d'opérations militaires se trouve dans une petite plaque commémorative du roi Aha (Ière Dynastie), qui mentionne une victoire sur la Nubie (« Ta-séti »). Sous le règne de son successeur Djer, une troupe égyptienne a déjà atteint la IIe Cataracte, comme l'atteste une inscription hiéroglyphique du Djébel Soleïman. D'autres documents nous informent des entreprises guerrières qui interviennent aussi sous la IIe Dynastie. Il ne s'agit pas encore, pour l'Égypte, d'une colonisation planifiée de la Nubie, mais le groupe A a bel et bien perdu le contrôle sur les échanges avec le coeur de l'Afrique.

Sous l'Ancien Empire (2700-2250 av. J.-C.) commence le temps des grandes expéditions vers le Sud ; un avant-poste égyptien est fondé à proximité du Wadi Halfa. Les annales du pharaon Snéfrou - la « pierre de Palerme » - mentionnent une razzia dont il rapporte 7000 prisonniers et un immense butin en bétail. On recherche aussi les pierres des carrières voisines de Tochkeh, où l'on extrait de la diorite à partir du règne de Khéops. À la VIe Dynastie, le général Ouni conduit une expédition en Nubie, qui rapporte de ces carrières lointaines la cuve du sarcophage pour le pharaon Mérenrê. Un canal est creusé à cette occasion, pour franchir la Ière Cataracte. Enfin, dans une longue inscription qui orne son tombeau, le prince chargé du secteur - Herkhouf, d'Éléphantine - relate plusieurs expéditions jusqu'au lointain pays de « Yam » (probablement le bassin de Dongola), d'où il faut 3000 ânes pour rapporter le butin razzié, accompagné d'un nain pour la cour du roi Pépi II.

Dès l'Ancien Empire, on identifie dans l'art égyptien un style « nubien » acclimaté en Haute-Égypte (figure en « marche suspendue »), caractérisé par une grande robustesse corporelle et des proportions ramassées. Ce canon sera ensuite typique des statues et reliefs fabriqués en Nubie, et marquera également la représentation des Nubiens dans l'art égyptien.

L'Egypte et la Nubie sous le Moyen Empire

Bien que l'influence de l'Égypte recule au cours de la Première Période intermédiaire, le contact n'est jamais totalement interrompu. Le prince-gouverneur de Haute-Égypyte, Ankhtify, relate, dans les inscriptions de son tombeau de Moalla, des livraisons de blé en Wawat (Nubie), pour éviter une famine. Peu de temps après la réunification du royaume par Mentouhotep II, à la fin de la XIe Dynastie (vers 2000 av. J.-C.), on reparle d'actions militaires contre le Sud.

La XIIe Dynastie (1994-1781 av. J.-C.) connaît la première phase d'une colonisation - cette fois planifiée - de la Nubie par l'Égypte. Pour protéger les caravanes commerciales et assurer l'accès aux carrières de pierre, ainsi qu'aux mines d'or du Wadi Allaki, dans le désert oriental, on construit à ce moment-là toute une série de forteresses entre la Ière et la IIe Cataracte, avec de puissantes fortifications dotées de chemins de ronde, de fossés profonds et de bastions en briques cuites. L'accomplissement de rites magiques (destruction volontaire de figurines représentant des ennemis enchaînés) est chargé d'assurer une protection supplémentaire. Les troupes d'occupation égyptiennes vivaient dans ces forteresses avec leurs familles, comme le montre le mobilier funéraire exhumé dans les tombes des cimetières rattachés aux établissements. Les contacts concomitants avec la culture nubienne du groupe C sont alors étroits.

La frontière méridionale du royaume égyptien fut renforcée, sur la IIe Cataracte, par la double forteresse de Semna/Qoumna, que Sésostris III mentionne sur l'inscription historique de la stèle de Semna : cette stèle érigée par un homme dénommé Sobekhemheb atteste les fonctions de celui-ci comme prêtre du pharaon Sésostris III divinisé, longtemps après sa mort ; au Nouvel Empire encore, ce roi était honoré comme divinité locale à Semna.

Le Royaume de Méroé

Vers 300 av. J.-C., une mutation intervint certainement dans l'élite dirigeante du royaume de Napata. Selon la tradition historiographique grecque, le roi Ergaménès - Arkamani Ier - aurait alors brisé l'influence des prêtres d'Amon. Il déplace alosr la nécropole de Nouri à Méroé, où certains membres de la famille régnante avaient déjà été inhumés. À côté des temples pour les divinités égyptiennes (comme les sanctuaires d'Amon, à Méroé et Naga), on en construit d'autres pour les divinités locales telles que le dieu léontocéphale Apédémak (à Naga et Moussawwarat es-Soufra).

Il est impossible d'écrire actuellement une histoire de l'art méroïtique, car les témoignages sont encore trop peu nombreux. La statue royale en bronze doré reste, à ce jour, l'unique témoignage de la maîtrise des métaux atteinte à Méroé. La multiplication des représentations de prisonnier est étonnante ; elle permet d'attribuer aux populations méroïtique un tempérament particulièrement belliqueux. Le groupe de ce que l'on appelle les « statues-ba » est particulièrement frappant par sa diversité stylistique : ce sont des statues funéraires de personnages non-royaux, provenant exclusivement du Nord du royaume. Des analogies stylistiques étonnantes unissent la plus impressionnante de ces têtes avec les réalisations contemporaines de la culture Nok, au Nigéria, à quelque 2500 km de là.

Méroé a été une culture marginale du royaume des Ptolémées, puis de l'Empire romain en Égypte. De nombreux objets importés de la culture hellénistique, imités ensuite localement, attestent l'importance des relations commerciales et le goût des élites locales pour ces produits de luxe : on se donnait des airs de culture hellénistique. On alla jusqu'à réaliser, pour un nymphée du palais royal de Méroé, une série de statues s'inspirant des modèles gréco-romains (« Vénus de Méroé »).

Le Royaume de Napata

L'intervention des souverains kouchites dans les combats défensifs des États syro-palestiniens contre l'Empire néo-assyrien provoqua, à deux reprises, l'invasion de l'Égypte par les Assyriens (en 671 et 666 av. J.-C.). La XXVIe Dynastie, originaire de Saïs et installée par les Assyriens, acquit peu à peu son autonomie en s'émancipant des rois kouchites, de sorte que le dernier de ceux-ci, Tanouétamani, dut quitter l'Égypte en 656 av. J.-C.

La perte de l'Égypte entraîna, pour le royaume de Napata, une période de relatif isolement. On le mesure un peu plus tard, au IVe siècle av. J.-C., par les multiples fautes d'égyptien que l'on relève sur la stèle de Nastasen, la langue et l'écriture hiéroglyphiques ayant cessé d'être employées et pratiquées depuis l'époque des Kouchites.

L'orfèvrerie reste, en revanche, d'une très haute qualité, comme on le voit dans le mobilier funéraire de la nécropole royale de Nouri. On remarquera la présence d'un plus grand nombre de formes autonomes, aussi bien pour des groupes d'objets qui n'ont pas d'équivalents en Égypte (étuis-cylindres) que pour certains motifs iconographiques. La position des bras propre aux déesses ailées sera reprise plus tard dans l'art méroïtique ; la structure formelle des manches de miroir, ornés de figures de divinités en ronde-bosse, se retrouvera dans l'architecture de Méroé.

Dans la sculpture se développent aussi les particularités du style kouchite, qui commence à s'éloigner de l'héritage égyptien en accentuant sa composante « africaine » : les proportions sont plus ramassées, le type négroïde marqué par les lèvres lippues, le nez camus et le front bas. Les statues - la plupart du temps de grand format - proviennent des temples de Djébel Barkal, où s'épanouit une vaste ville-sanctuaire, comparable au Karnak des Égyptiens.

L'Egypte sous la domination Nubienne

Une fois que l'Égypte du Nouvel Empire (vers 1100 av. J.-C.) se fut retirée de la Nubie, une nouvelle culture nubienne put se développer à la faveur du vide politique ainsi créé ; elle allait bientôt attaquer vers le Nord. Le royaume de Napata, avec sa capitale au Djébel Barkal, la « Montagne Sacrée », a été la première et la seule culture issue de Nubie capable de conquérir l'Égypte, puis de la dominer pendant environ un siècle (750-656 av. J.-C.). Les prêtres d'Égypte ont enregistré cette époque comme XXVe Dynastie, les nouveaux maîtres kouchites reprenant à leur compte l'héritage des Pharaons.

L'une des chevilles ouvrières de cette prise de pouvoir fut la « Divine Épouse d'Amon », grande-prêtresse de Karnak qui avait acquis une position politique prééminente à la faveur des troubles de la Troisième Période intermédiaire. La succession à ce poste se réglait par adoption et le souverain kouchite Piyé avait fait en sorte que sa soeur Aménirdis prît la suite de la princesse égyptienne qui occupait le poste. La représentation de la « Divine Épouse » Shépénoupet II en sphinx illustre bien la puissance temporelle de ces grandes-prêtresses, représentantes et vicaires du Pharaon kouchite en terre d'Égypte.

Les nouveaux détenteurs de la Double-Couronne donnèrent à leur conquête un nouvel essor. On relance l'activité de construction dans presque tous les grands sanctuaires du pays et l'art égyptien, qui se sclérosait en schémas répétitifs, connaît un renouveau d'inspiration. La structure corporelle plus puissante et le type de physionomie différent, propres à l'art kouchite, se traduisent par la modification du canon sculptural égyptien et par l'individualisation des traits dans les portraits.

En sens inverse, les Kouchites empruntèrent aux Égyptiens leurs rituels funéraires et la forme de la pyramide pour leurs tombeaux. À el-Kourrou, puis à Nouri surgissent de vastes champs de pyramides, dont les chambres sépucrales hypogées ont livré un matériel funéraire aussi riche qu'abondant : parures, amulettes et ouchebtis . On garde toutefois la tradition des inhumations sur lits funèbres.

Le trésor de la Reine Amanichakhéto

Parmi les visiteurs de Méroé, dans les premières décennies du XIXe siècle, se trouvaient aussi des aventuriers et des chercheurs de trésor, attirés par les légendes que l'on colportait alors sur le fabuleux « or de Méroé ». On relève, dans leur nombre, un médecin venu de Bologne, Giuseppe Ferlini, arrivé au Soudan avec les troupes de Méhémet-Ali, et qui alla visiter Méroé une fois fini son temps d'armée, en 1834.

Pour parvenir jujsqu'aux trésors supposés, il fit démonter une des pyramides les mieux conservées - celle de la reine Amanichakhéto - en commençant par la pointe. À en croire son récit, il trouva dans une petite chambre, au coeur de la maçonnerie, un trésor intact, dans une écuelle de bronze enveloppée d'un tissu. Craignant pour sa vie, Ferlini quitta rapidement Méroé, avec l'or, et revint en Europe. Il publia sa trouvaille dans une petite plaquette, en 1837, et la proposa à la vente - n'éveillant d'abord que la méfiance. C'est que l'on n'avait jamais rien vu de tel, et il fallut quelque temps pour que Louis Ier de Bavière se décidât à faire acheter une partie des pièces pour son Antiquarium ; la seconde partie resta longtemps sans acquéreur.

En 1844, en arrivant à Méroé à la tête de l'expédition royale prussienne, Richard Lepsius établit scientifiquement l'authenticité des pièces. Il télégraphia aussitôt à Berlin et recommanda au roi Frédéric Guillaume IV d'acheter la seconde partie du trésor de Ferlini ; le souverain suivit le conseil de son archéologue. Lepsius rapporta aussi avec lui deux blocs de relief détachés du pylône de la pyramide. Jusqu'à ce jour, les parures de la reine Amanichakhéto étaient restées divisées entre les musées égyptiens de Munich et de Berlin, quelques éléments ayant été perdus à Berlin peu de temps après la Seconde Guerre mondiale ; elles sont réunies ici pour la première fois.

Au début des années vingt de ce siècle, les fouilles archéologiques ont livré d'autres éléments de parure, isolés, dans plusieurs chambres des monuments funéraires de Méroé. Partagés aujourd'hui entre les musées de Khartoum et de Boston, ils ont été, eux aussi, rassemblés pour la durée de l'exposition. Les plus récentes recherches sur l'architecture des pyramides méroïtiques et sur leur technique de construction laissent planer quelque doute sur les récits de Ferlini quant à la localisation du « trésor d'Amanichakhéto ». Il est plus que probable qu'il ne l'a pas découvert dans la masse de maçonnerie de la pyramide, mais dans la chambre funéraire souterraine - comme on pouvait s'y attendre d'après les usages courants.

Extrait des Geographica de l'historien Strabon, voyageur dans la vallée du Nil  en 20 av. JC

« Mais lorsque les Éthiopiens [...] eurent pris par surprise Syène, Éléphantine et Philæ, raflé des prisonniers, pris ou abattu les statues de l'Empereur, le préfet romain Petronius marcha avec moins de 10.000 fantassins et 800 cavaliers contre les 30.000 hommes de leur armée, et les força d'abord à se replier sur Pselchis, une ville éthiopienne ; il [leur] envoya des messagers pour leur réclamer le [retour] des prisonniers et leur demander pourquoi ils étaient partis en guerre. [...] Comme ils avaient demandé trois jours de réflexion et qu'ils ne faisaient rien de ce qu'ils devaient, il fit avancer ses troupes et les contraignit à la bataille. Il eut tôt fait de les mettre en fuite, car ils étaient sans ordre et mal armés : ils portaient de grands boucliers tendus de cuir brut, avec comme armes offensives des haches ou des épieux ou, pour certains, des épées. Une partie fut repoussée dans la ville, les autres s'enfuirent dans le désert ; quelques-uns, qui s'étaient jetés dans le fleuve, se réfugièrent sur une île. [...] Parmi ces derniers se trouvaient les généraux de la reine Kandakè, qui régnait sur les Éthiopiens de notre temps, femme vraiment virile et aveugle d'un oeil.[...] Puis Petronius attaqua Pselchis et s'en empara. [...] De Pselchis, après avoir traversé les dunes dans lesquelles l'armée de Cambyse avait été dispersée par les vents contraires, il arriva à Premnis [Qasr Ibrim], ville naturellement fortifiée. Il prit la ville au passage et marcha ensuite contre Napata. C'était la résidence royale de Kandakè et son fils s'y trouvait également ; elle-même s'était retranchée dans une forteresse proche. Au moment même où elle envoyait des messagers pour faire des offres d'amitié et rendait les prisonniers et les statues razziés à Syène, Petronius fit mouvement et s'empara aussi de Napata - car le fils de la [Kandakè] s'était enfui - et il ravagea la ville. Emportant les prisonniers en esclavage, il s'en revint ensuite sur ses pas, car il estimait le reste du pays impraticable. Après avoir renforcé les fortifications de Premnis et laissé sur place une garnison, avec des vivres pour nourrir 400 hommes pendant deux ans, il revint en Alexandrie. [...] Kandakè marcha avec des milliers d'hommes contre la garnison [de Premnis], mais Petronius arriva aussitôt à la rescousse et arriva plus tôt qu'elle à la forteresse. Lorsqu'il eut assuré la place par diverses mesures, comme des ambassadeurs [éthiopiens] arrivaient, il leur commanda d'aller trouver l'Empereur. [...] Ils allèrent donc à Samos, où se trouvait l'Empereur. [...] Une fois qu'ils eurent obtenu tout ce qu'ils demandaient, il leur fit également grâce du tribut de guerre qu'il leur avait imposé. »

L'art de la poterie Nubienne

L'une des caractéristiques essentielles des cultures nubiennes, depuis le néolithique jusqu'à la période méroïtique, est la haute qualité de la production céramique. Son autonomie s'exprime aussi bien dans les formes et dans le traitement de la surface que dans la décoration, qui trouve souvent une correspondance dans la céramique africaine, confirmant du même coup que les racines de la Nubie se trouvent en Afrique noire.

Les pièces d'époque néolithique révèlent, dès la fin du Ve et le début du IVe millénaire av. J.-C., un niveau technique et artistique qui n'a pas d'équivalent en Égypte. La forme parfaite de la céramique néolithique et son accentuation par la décoration de la surface se retrouvent dans la céramique du groupe A et du groupe C. La sculpture, le bas-relief et la peinture sont déjà parvenus à la perfection en Égypte, alors que la céramique n'est fabriquée que pour les besoins quotidiens. En Nubie, au contraire, la céramique reste le vecteur d'expression artistique favori. À Kerma, la création atteint, dans la céramique, une insurpassable perfection. Les calices campaniformes et les vases à bec, dans leur forme comme dans leur décor de surface, ont une plasticité qui fait d'eux de véritables sculptures abstraites.

Lors de la période napatéenne, qui englobe la phase de domination kouchite sur l'Égypte, comme sous la domination égyptienne, la qualité de la production céramique baisse sensiblement. Toutefois, avec l'époque méroïtique et sans longue période de développement, elle retrouve un haut niveau. On peut alors identifier des centres de production et des ateliers, voire la « signature » de certains peintres de vase. Le répertoire décoratif utilise des symboles égyptiens et des motifs végétaux, mais l'on reconnaît aussi des influences hellénistiques, tandis que se développe, parallèlement, un langage iconographique d'une grande originalité qui permet d'identifier une céramique méroïtique du premier coup d'oeil.

L'écriture Méroïtique

Pendant des millénaires, les cultures nubiennes ont renoncé à élaborer une écriture propre pour transcrire leur langue et sont restées anépigraphes. En raison de leur étroit contact avec l'Égypte, elles étaient familiarisées avec les multiples possibilités de l'écriture hiéroglyphique, qu'elles employaient pour les monuments de leur pays. Il faut attendre le IIe siècle av. J.-C. pour voir, dans le royaume de Méroé, des monuments écrits utilisant la langue locale et un système d'écriture qui lui soit propre.

Les signes d'écriture sont dérivés de l'égyptien ; il y a aussi bien des hiéroglyphes - rarement employés - qu'une écriture cursive, démarquée du démotique égyptien. En raison de sa structure, la langue méroïtique appartient aux langues agglutinantes (comme le turc et le hongrois, par exemple) et elle relève probablement du groupe des langues nilo-sahariennes que l'on parle aujourd'hui dans l'Est du Soudan et dans la haute vallée du Nil (par exemple le dinka et le masaï), et dont le nubien fait aussi partie.

La langue méroïtique n'est pas encore totalement déchiffrée. Les inscriptions historiques un peu longues ne sont traduites que partiellement ; les textes courts des stèles et des tables d'offrande, malgré leur structure formelle répétitive, ne sont connus que fragmentairement.

L'image du Nubien en Egypte

La conception égyptienne de l'univers est marquée par le concept de Maat, à la fois ordre du monde et justice immanente. Obtenir et maintenir l'équilibre de Maat est le devoir essentiel du Pharaon. L'autre grande obligation statutaire est la destruction du Mal, symbolisé par les ennemis de l'étranger. Mais si l'ennemi du Nord est sujet à changements (Syrien, Hittite ou Mitannien), celui du Sud reste toujours le même : c'est le Nubien.

Celui-ci n'apparaît donc pas seulement dans le contexte des scènes traditionnelles de « triomphe sur l'ennemi », mais le motif de sa soumission s'intègre à de multiples objets des arts majeurs et mineurs : anses et embouts sous la forme d'un indigène entravé, éléments de mobilier, bases de statue, figurines.

Le Nubien est également méprisé dans la littérature : le prince régnant du pays est toujours désigné sous une périphrase telle que « le misérable de Kouch ». Dans la stèle de Sésostris III, à Semna, il est dit des Nubiens que « ce ne sont pas des gens qui méritent le respect. Ils sont pitoyables et dépourvus de courage. » À ces formules de mépris correspond, dans les arts plastiques, une représentation ironique qui déforme la réalité en exagérant les caractéristiques négroïdes de l'ethnie nubienne.

Parallèlement à ces représentations dictées par le dogme officiel, on relève toutefois, à l'occasion, de belles représentations de ce type ethnique correspondant, elles, à l'estime dans laquelle on tenait certains de ses représentants dans la société égyptienne : ce sont, par exemple, les contingents d'archers nubiens dans l'armée de Pharaon, dont la valeur est égale à celle des contingents égyptiens. Ce seront aussi les servantes, nourrices et autres domestiques, fort appréciés dans le personnel des maisons de l'élite, et souvent représentés sur des ustensiles de soins cosmétiques comme les miroirs, les palettes à fard et les manches de couteau.