La novelliste syrienne Rasha Abbas et son traducteur Florian Targa.
D.R.Dans le monde arabe et la diaspora, le genre de la nouvelle est florissant. La table ronde que lui consacre l'IMA jeudi 14 décembre fera se rencontrer des spécialistes de la littérature arabe avec trois traducteurs de nouvelles. Pour entrer dans le vif du sujet, quoi de mieux que de les lire ? Voici donc, pour chacun, une nouvelle et sa traduction.
La première, intitulée « Et la langue allemande fut inventée », est l'œuvre de Rasha Abbas, journaliste et écrivaine syrienne réfugiée en Allemagne, qui démontre en passant que l'humour est un remède efficace à bien des maux, même ceux qui naissent de l'exil. Elle est traduite par Florian Targa.
Plus d'infos sur la table ronde « Le genre de la nouvelle dans la littérature arabe »
« Notez : compte rendu de la séance sur l’invention de la langue allemande tenue par son Altesse le Duc Karl et son Altesse le Duc Ludwig. »
« Et dans quelle langue faut-il que j’écrive cela, puisque nous n’avons pas encore inventé la langue ? »
« Écrivez dans un anglais un peu difforme. »
« Bien, mais comment la dignité ducale peut-elle exister, alors que nous sommes à une époque où nous n’avons pas encore de langue ? »
« Tu as donc vraiment cru que tu étais Duc ? Je me suis juste dit qu’avec un titre comme celui-ci les gens nous prendraient plus au sérieux. »
« Bon. Nous avons déjà fait entrer quelques mots dans le dictionnaire, aussi cette séance sera-t-elle consacrée aux règles de la langue nouvelle. »
« Je propose que le genre de chaque mot soit central, qu’il joue un rôle cardinal dans les règles de grammaire et de déclinaison, et que son influence s’étende même aux verbes, aux pronoms et aux articles. »
« Pour la question du genre, aucun souci. Mais pourrions-nous au moins faire que les mots indiquent leur genre, afin que les étrangers puissent plus facilement apprendre la langue ? »
« Des mots qui indiquent leur genre ? Qu’est-ce que ça pourrait bien être ? »
« C’est-à-dire des mots dont on peut déduire tout seul le genre. Le mot pomme, par exemple. La pomme a l’air féminin. ça saute aux yeux. La lune aussi est féminin. »
« Mais, ne faites-vous pas un peu dans la sensiblerie, Duc Karl ? À dire vrai, j’ai de nombreuses objections à ce que vous venez de proposer. En premier lieu, nous sommes en ce moment-même sur le point de forger le genre des mots, aussi ne devriez-vous pas encore avoir conscience de cette question, si ce n’est par le recours aux voies hérétiques ou aux savoirs invisibles. Je crains que votre conduite ne transforme toute cette séance en une dramatique erreur. D’autre part je ne vois pas pourquoi simplifier la tâche des étudiants devrait être l’unique but de notre travail. J’ai l’air d’un bureau touristique ? Regardez-moi bien votre Altesse et dites-moi, je ressemble à un bureau touristique ? C’est à cause de ma perruque ? Bon, je pense qu’en réalité nous allons faire tout le contraire. Nous allons donner aux êtres vivants des genres trompeurs. Je vais attribuer à la pomme le genre masculin, rien que pour vous. »
« Je ne comprends pas les raisons de cette crispation, Duc Ludwig. Son Altesse serait-elle misogyne ? »
« Votre Altesse, pas le moins du monde ! Mais nous sommes à une époque où la conscience féministe n’a pas encore vu le jour, aussi suis-je contraint de me comporter de cette façon. Prenons encore un autre mot, qui troublera encore plus les apprenants : fille sera neutre, et pas féminin. »
« Neutre ? Allons-nous ajouter un troisième genre ? Je ne me rappelle pas que nous nous soyons mis d’accord là-dessus. À quoi cela pourrait-il bien servir ? »
« Voulez-vous que notre langue finisse par ressembler à l’anglais, où du point de vue grammatical on regarde la table de la même façon que l’enfant ou le chien, sans faire la moindre distinction entre eux ? Voudriez-vous, Duc Karl, d’une langue aveugle ? Qui ne voit ni les spécificités des choses, ni ce qui les distingue ? C’est ça qui nous a amené à proposer cette idée pour le genre des mots, afin que la langue soit, autant que faire se peut, sensible à chaque substantif, afin que les terminaisons des adjectifs varient aussi selon le genre et le cas grammatical du nom qu’ils qualifient. Et aussi selon le singulier ou le pluriel, la présence ou l’absence d’article. »
« En parlant de ça, je souhaitais attirer votre attention sur le fait que le vocabulaire que nous avons précédemment ajouté est encore rempli de mots qui ressemblent à de grotesques déformations de l’anglais. »
« Rappelez-moi, je vous prie, d’un point de vue historique l’allemand est-il censé être à l’origine de l’anglais ou est-ce le contraire ? »
« Je ne sais pas, nous sommes à une époque indéterminée. »
« Alors il nous faut clarifier ce point. Nous allons dorénavant déformer la langue anglaise de façon encore plus grotesque afin de bien montrer que nous la tournons au ridicule. Le mot milk par exemple, comment pourrions-nous le chambouler ? »
« Je ne vois pas vraiment. Molk peut-être ?
« Mais non, pas du tout : Milch. Tellement absurde ! »
« Il n’y a rien de drôle. »
« Si, mais vous n’avez aucun sens de l’humour, vous ne voyez pas le piquant de la chose, c’est tout. Et maintenant, qu’avons-nous à faire ? »
« Nous devons donner des noms aux animaux. »
« C’est bientôt l’heure de la pause, et nous n’avons pas chômé aujourd’hui. C’est une raison suffisante pour ne pas perdre de temps à nommer chaque animal de façon précise. Nous allons le faire en suivant une règle similaire à celle de formation des couleurs. »
« Comment ça ? »
« On fait comme avec les couleurs primaires qu’on mélange pour former toutes les autres. Nous allons appliquer cette méthode aux animaux. On choisit quelques animaux primaires, et on les combine ensemble ou avec d’autres mots pour former les noms des autres animaux. La souris, on lui a bien inventé un nom ? Arrivé au pipistrelle tu vas bien sûr hésiter sur le nom à lui donner, et tu vas me faire perdre mon temps. Dans ce cas tu l’appelles chauve-souris, et l’affaire est réglée. Applique donc cette règle à tous les animaux qui t’embarrassent. »
« Mais il faut bien inventer quelques mots nouveaux. »
« Non, il n’y en a nullement besoin. Cherche des groupes de mots parmi ceux que nous avons déjà inventés, et mélange deux, trois, ou même quatre mots en un seul.
« Et dans ce cas, sur quoi nous appuyer pour dégager le genre du mot composé que l’on obtient ? Prenons-nous celui du premier mot ? »
« Bien sûr que non votre Altesse, ce serait trop simple et indigne d’une grande langue, on pourrait s’y attendre, alors nous n’en voulons pas. Les mots composés prendront le genre du dernier mot qui les constitue. »
« Concernant la conjugaison verbale que nous avons proposé la dernière fois, s’applique-t-elle de façon régulière à tous les verbes ? »
« Bien évidemment que non. Allons, inventez-moi donc sans attendre quelques douzaines de verbes irréguliers qu’aucune règle ne gouverne, et ajoutez-les à la liste. Et pensez à bien souligner la nécessité de séparer en deux groupes les verbes composés, suivant cette fâcheuse erreur qu'ils ont de s’écrire d’une certaine façon au milieu de la phrase et d’une autre à la fin. »
« Très bien. Au fait, auriez-vous encore un moment ? Il nous reste encore une chose à voir. »
« De quoi s’agit-il ? Et pourquoi tiens-tu à la main cette petite fiche ? »
« J’ai écrit dessus trois articles, des propositions pour les trois genres que nous avons inventés. »
« Trois ? Ah, mon cher Duc, vous voyez les choses de façon si naïve et si simpliste. Allez me chercher une liasse de ces grandes feuilles qui sont sur mon bureau, et suivez-moi au salon. Cette question des articles, justement, nous allons longuement nous attarder dessus après la pause. Jetez donc cette petite fiche ridicule. Nous allons insérer tout un tas de variations dans ce chapitre, afin de nous assurer de saper à jamais le moral de tous les apprenants qui considèrent la langue avec arrogance. Pensez-vous à la même chose que moi ? »
« À choisir l’article de façon à ce que, lu à l’envers, il donne la phrase suivante : “Tu n’apprendras jamais cette langue, imbécile d’étranger, même pas en rêve” ? »
« Mon Dieu, cet homme est fait d’un bois exceptionnel ! J’ai fait naitre en toi un vrai diable, n’est-il pas ? Ce à quoi je pensais consistait seulement à changer l’article féminin en masculin, en fonction de la déclinaison, de façon à encore ajouter à la confusion des apprenants. Mon cher Duc Karl, j’ai le sentiment que nous allons former une équipe formidable. »
« Votre Altesse, cela va sans dire. »
Rasha Abbas est une journaliste et auteure syrienne. Elle nait à Latakieh, grandit à Damas et se spécialise en journalisme à l’Université de Damas. Elle publie son premier recueil de nouvelles, Adam hait la télé (2008), alors qu’elle est… rédactrice télé. Après avoir rejoint des manifestations antigouvernementales en 2011, elle quitte son pays, déménageant d’abord à Beyrouth, puis en Allemagne. Elle est actuellement basée à Berlin. Elle obtient des bourses et des résidences d’écriture en Europe et en Amérique du Nord et participe à des festivals culturels. Elle coécrit le scénario d’un court métrage, Happiness and Bliss (2013), produit par Bedayat, et contribue, en tant qu’écrivaine et traductrice, à Syria Speaks: Art and Culture from the Frontline (2014), publié par Saqi Books. Elle publie deux recueils de nouvelles, The Invention of German (2016) et The Gist of It (2017) et travaille actuellement à son premier roman.
رشا عبّاس صحفية وقصاصة سورية، ولدت في اللاذقية ونشأت في دمشق، درست الإعلام في جامعة دمشق. بينما كانت تعمل كمحررة للتلفزيون، نشرت أول مجموعة قصص قصيرة لها بعنوان آدم يكره التلفزيون عام 2008. بعد انضمامها إلى الاحتجاجات المناهضة للحكومة في عام 2011، اضطرت إلى مغادرة بلدها، وانتقلت أولاً إلى بيروت ولاحقًا إلى ألمانيا وهي مقيمة حاليًا في برلين. حصلت على عدد من الزمالات والإقامات الكتابيّة في جميع أنحاء أوروبا وأمريكا الشمالية، وتشارك أيضًا في مهرجاناتٍ ثقافية. شاركت في كتابة سيناريو فيلم قصير، السعادة والنعيم (2013) من إنتاج بدايات، وساهمت ككاتبة ومترجمة في Syria Speaks: Art and Culture from the Frontline (2014)، المنشور مع Saqi Books. نشرت مجموعتين من القصص القصيرة: كيف تم اختراع اللغة الألمانية عام 2016 وملخص ما جرى عام 2017، وتعمل حاليًا على روايتها الأولى.
Florian Targa a appris l'arabe en Tunisie et à l'Inalco, où il a étudié la traduction littéraire, et contribué à la création de la revue CAFÉ, consacrée à la traduction des « autres littératures » – les textes écrits dans des langues moins lues et moins traduites en France. Il fait aujourd'hui partie des éditions associatives Tendance Négative, et travaille comme animateur d'ateliers d'écriture plurilingue, traducteur, relecteur, et comme médiateur interculturel et animateur de projets jeunesses internationaux.
تعلم فلوريان تارغا اللغة العربية في تونس وفي الإينالكو، حيث درس الترجمة الأدبية وساهم في إنشاء مجلة CAFÉ، المخصصة لترجمة الآداب. هو الآن جزء من الإصدارات الترابطية Tendance Négative، ويعمل على وجه الخصوص كوسيط متخصص في تنوع اللغويات والكتابة الإبداعية متعددة اللغات.
Bienvenue sur le blog de l’Institut du monde arabe, lancé en octobre 2016.
Son but : donner la parole aux passionnés du monde arabe dans et hors de l’institution. Retrouvez les coups de cœur des équipes (livres, cinéma, musique, expos…), les portraits de personnalités, les regards d’intervenants sur des questions historiques, sociologiques, artistiques… Promenez-vous dans les coulisses de l’institution et des événements et suivez les actualités de la présidence de l’IMA.
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Jack Lang, Président de l'Institut du monde arabe, présente les ambitions du tout nouveau blog...
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