Dans la bibliothèque de l’Institut du monde arabe, qui a rouvert ses portes le 31 mars 2017, le visiteur peut admirer des calligraphies du maître irakien Hassan Massoudy. L’occasion pour Patrick, élève au Centre de langue et de civilisation arabes de l’IMA, de lui rendre visite en son atelier parisien. Celui qui l’accueille est bien plus qu’un artiste : un magicien.
Sur le canal de l’Ourcq gelé et jonché de détritus, un cygne déplace avec précaution ses grosses pattes noires et fixe, incrédule, la glace grise. Nous passons le pont et Haïfa me montre un immeuble de béton rose délavé. Dans une fenêtre aveugle, de fines lettres noires sur un humble carton blanc annoncent : atelier de calligraphie. C’est donc ici qu’œuvre Hassan Massoudy, le grand calligraphe irakien.
Dans une grande vitrine, des pots multicolores promettent le trésor fabuleux d’un alchimiste : bleu de Prusse, laque de garance, jaune de bismuth, terre de Sienne, noir d’ivoire…
La porte n’est pas fermée et après le petit vestibule, sur lequel un placard béant déverse des liasses de papier de toutes les dimensions, quelques marches descendent jusqu’à la pièce principale. Hassan vient à notre rencontre et nous salue en arabe puis en français, ce que je comprends bien mieux !
Le mur du fond s’orne d’une grande vitrine couronnée de roseaux tachés et garnie de dizaines de bocaux, comme chez un apothicaire. Mais les étiquettes des pots multicolores promettent le trésor fabuleux d’un alchimiste : bleu de Prusse, laque de garance, jaune de bismuth, terre de Sienne, noir d’ivoire… Les poudres mystérieuses attendent d’être broyées, malaxées, diluées pour devenir encres et les encres attendent que le calame les emmène animer le papier…
Les trois autres murs content cette même aventure au travers de cadres de tailles variées. Sur les pages blanches, une flamme turquoise s’élance et virevolte au milieu de flammèches, des lianes outremer dévorent le vide, des éclairs griffent la surface en semant des gouttes d’or, de larges rubans grenat accrochent le regard. Partout les lettres arabes à l’encre noire avancent au bas des feuilles. Dessous, une ligne au crayon traduit le tout en français.
Je vais de cadre en cadre et lis ce que je peux : ici un poète arabe du Moyen Âge évoque ses peines d’amour, là je reconnais une citation de Mallarmé. Chaque cadre illustre ainsi une pensée.
Les calligraphies traditionnelles me sont souvent apparues comme de noires mantilles, des labyrinthes impénétrables où l’œil sombre. Ici, dans cette passementerie colorée de lignes et de points, mon esprit s’évade, les lettres dessinent des figures fantastiques : des banderoles indigo claquent au vent, un cœur cerise frémit, un dôme lapis-lazuli tourbillonne au milieu des fleurs…
Après que j’ai détaillé chaque œuvre, Hassan m’explique la façon dont il a marié les pigments jusqu’à retrouver le bleu du minaret de Najaf : la mosquée de son enfance se dressait alors, azur plus aveuglant que la Méditerranée, sur l’ocre du désert. Il me montre ensuite les planchettes avec lesquelles il étire l’encre en délicats aplats, me raconte comment il joue des pleins et des déliés pour imprimer un rythme à l’espace et comment il fait ainsi palpiter le papier. Il me dit avoir peiné parfois dix ans pour saisir enfin l’essence d’un mot…
Je lui demande comment lire les lettres, alors il me montre :
— Vois la boucle ornée de deux points, c’est qâf.
— « q » donc, et cette ondulation, m’inquiété-je ?
— C’est lâm, « l », et ici nous avons bâ’, « b ». Les trois forment qalb, « cœur ». Les lettres, continue Hassan, ne doivent pas apparaitre tout de suite, tu dois chercher, plonger au cœur de l’œuvre pour qu’elles se révèlent à toi. Regarde, et ici ?
— Le trait avec deux points, peut-être est-ce yâ’ ?
— Oui, et les trois langues au-dessus ?
— Je ne sais pas, encore lâm ? Et ‘alif, peut-être, osé-je. Par contre, la troisième…
— Râ’. En bas, tu trouveras un hâ’.
— Ah !
— En fait, tu n’as pas à toutes les repérer pour deviner le mot : al-rih : « le vent ».
De vrai, un souffle irrésistible anime la composition : nul besoin de déchiffrer ni de comprendre l’arabe pour sentir le vent se lever, être emporté, voler… et revenir s’égarer dans une prairie de lettres.
Je croyais jusqu’ici que seule la musique avait le pouvoir de sublimer les mots au-delà du sens. Je découvre que le calligraphe sait aussi les faire vibrer. Son calame de roseau les transmue en pure émotion. Je regarde ces vers colorés. Sâd, qâf et râ’ m’entraînent dans leur sarabande lumineuse et la langue prend vie.
Nous ressortons ; le cygne s’est envolé et je ne suis plus au bord du canal de l’Ourcq gelé.
Je ne suis plus dans l’Irak dévasté du journal télévisé, je ne vois plus les noirs plumeaux des puits de pétrole en feu ni les colonnes blindées rampant dans la poussière ; je pars à la recherche des lettres cachées. Hilm, « rêve » et safar, « voyage » me prennent par la main, je voyage avec les mots dans une autre dimension, un minaret d’azur éblouissant jaillit du sable et une passerelle pailletée de cobalt ondule vers un paisible jardin de couleurs…
Je le sais, un trésor m’y attend.
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