Dans le cadre de la Journée de l’histoire de l’Institut du monde arabe du 1er mars 2020, le spécialiste de l’islam politique Stéphane Lacroix participera avec le reporter Pierre Puchot à un débat intitulé « Un regard sur le printemps arabe : des racines des mouvements révolutionnaires aux développements actuels ».
Les dynamiques démocratiques des années 1980 apparaissent à l’époque comme relativement disparates, et elles le sont, en effet, en partie. Tout ça n’apparaît pas comme aussi connecté qu’aujourd’hui. Il est vrai aussi que la conjonction temporelle n’est pas celle de 2011, avec ses écarts de temps très courts entre les événements des différents pays et ses manifestations de rues massives.
Dans la plupart des pays concernés par les Printemps arabes, des mobilisations bien plus anciennes ont préexisté. Dans l’Égypte des années 2000, par exemple, on dénombre quantité de manifestations, de mobilisations ouvrières ou syndicales : un contexte de protestations récurrentes, presque permanentes, qui font de 2011 une sorte d’aboutissement, le produit de l’accumulation de toutes ces mobilisations antérieures qui, à un moment donné, vont fournir un nombre substantiel de manifestants.
Il faudrait dire en fait que, dès les années 1980, une dynamique se fait jour dans le monde arabe, engendrant des mobilisations importantes qui vont, dans certains cas, mener pour la première fois à la chute de dirigeants, dans un contexte de libéralisation économique sauvage venue éroder le pacte social. Ce pacte était souvent bâti, à la manière du nassérisme, sur l’idée d’un État providence ; celui-ci fonctionnait certes mal, mais il fonctionnait encore. Or il se délite sur ce fond de promesses non tenues et de régimes autoritaires marqués par une corruption grandissante et une logique de prédation des ressources – elles-mêmes devenues plus rares.
Les deux premiers pays qui dans les années 1980 connaissent des phénomènes révolutionnaires sont, ironie de l’histoire, l’Algérie et le Soudan, les deux pays phares de ce qu’on appellera la deuxième vague des Printemps arabes. Au Soudan en 1985, des manifestations de rue renversent le général Nimeiri, ouvrant la voie à une transition démocratique confisquée à partir de 1989 par le coup d’État d’Omar el-Bechir. Puis, en 1988, survient le début du processus algérien.
Le Printemps arabe de 2011, c’est la conjonction assez extraordinaire de mouvements de ce type dans différents pays, qui vont se renforcer les uns les autres, selon une dynamique de diffusion faisant naître partout le sentiment que « c’est possible », et provoquant ainsi le jeu de dominos que l’on sait. Mais là encore, tout cela s’inscrit dans une histoire certainement plus longue.
Une petite littérature consacrée a tout de même existé sur ces transformations de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Mais c’est vrai que l’attention du grand public était alors surtout happée par la fin de la guerre froide et les prédictions formulées par certains d’une « fin de l’histoire ». Outre l’Algérie et le Soudan, des dynamiques s’étaient pourtant fait jour dans d’autres pays, moins spectaculaires : en Tunisie avec, en 1987, la chute de Bourguiba et l’arrivée au pouvoir d’un Ben Ali se déclarant « démocrate » et organisant des élections semi-libres – les seules de la période Ben Ali, en 1989 ; au Yémen qui, en 1990, se réunifie et se dote d’un système démocratique qui se délitera quatre ans plus tard ; et même en Arabie Saoudite, où l’opposition arrache au pouvoir au début des années 1990 une loi fondamentale et l’établissement d’un conseil consultatif : tout un contexte qui fait que, dans certains travaux de sciences politiques des années 1990, on évoque déjà un « Printemps arabe ».
Ces dynamiques apparaissent à l’époque comme relativement disparates, et elles le sont, en effet, en partie : il s’agit dans certains cas de mouvements populaires qui renversent des dirigeants ; dans d’autres, ce sont les dirigeants qui acceptent de lâcher du lest car ils sentent que le contexte se prête à une démocratisation de façade. Tout ça n’apparaît pas comme aussi connecté qu’aujourd’hui. Il est vrai aussi que la conjonction temporelle n’est pas celle de 2011, avec ses écarts de temps très courts entre les événements des différents pays et ses manifestations de rues massives.
Par ailleurs, à l’époque, les médias étaient relativement centralisés et les réseaux sociaux n’existaient pas ; il circulait donc peu d’images des événements. En outre, ce qui a donné leur sens aux révolutions de 2011, c’est qu’elles se sont incarnées : il ne s’agit plus simplement de foules dans les rues, mais de gens concrets, d’activistes dont certains deviennent presque familiers, qui prennent la parole, que l’on écoute, interviewe, filme ; qui parfois se filment eux-mêmes, diffusant leurs vidéos via les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, toute une jeunesse arabe mondialisée, qui dispose parfois de deux passeports, fait ou a fait ses études à l’étranger, est beaucoup plus connectée et maîtrise des ressources en particulier linguistiques qui lui permettent de parler au reste du monde.
En somme, on pourrait distinguer trois temporalités : fin des années 1980 et début des années 1990, 2011 et, et d’une certaine manière, 2019, sorte de prolongement de 2011. Mais un prolongement où un certain nombre de leçons auraient été apprises, la mémoire de 2011 étant encore très vive dans les esprits.
Probablement pas autant qu’on aurait pu l’imaginer. Il est vrai que, pour n’évoquer que l’Algérie, la guerre civile et les années noires ont constitué un véritable traumatisme. Est demeurée une vague idée du pouvoir du peuple – mais aussi cette conviction que le régime est prêt à tout pour se maintenir. Cette mémoire est convoquée par les gens de la génération antérieure, et peu par les jeunes ; d’une certaine manière, il existe une fracture générationnelle entre ceux qui ont vécu les années noires et les autres, la génération suivante, plus encline à se remobiliser. Il aura fallu une génération pour qu’un mouvement de cette ampleur au niveau national reprenne le dessus.
Mais à considérer une autre temporalité, celle des Printemps arabes de 2011 à 2019, il est remarquable de constater combien, entre les mouvements du début et de la fin de la décennie, le regard circule entre les différents pays du monde arabe. Les limites et les échecs des soulèvements de 2011 sont présents dans les têtes. Et en Algérie et au Soudan, les manifestants ont été beaucoup moins enclins à s’en remettre aux militaires. En Égypte, en 2013, une partie de la population avait perçu l’armée – qui jouissait plutôt d’une plutôt bonne image – comme un arbitre neutre, susceptible d’assurer la stabilité sans s’immiscer dans la transition. Elle a bien évidemment fait le contraire, confisqué le pouvoir, et le général Sissi a imposé une dictature de fer.
En somme, on pourrait distinguer trois temporalités : fin des années 1980 et début des années 1990 ; 2011 ; et d’une certaine manière, 2019, sorte de prolongement de 2011, mais un prolongement où un certain nombre de leçons auraient été apprises, la mémoire de 2011 étant encore très vive dans les esprits.
La nouvelle génération se caractérise en effet par une proportion de jeunes énorme, par ailleurs victimes, en tant que génération, d’un système qui utilise les mêmes recettes qu’il y a vingt ans, mais avec moins de moyens et moins de succès. Voilà qui induit chez cette jeunesse une frustration politique plus grande encore qu’elle ne l’était il y a vingt ans, à la fois parce qu’elle est plus nombreuse et que, entretemps, le libéralisme économique a fait son œuvre, ou plutôt la confiscation de la richesse par les oligarques, à un niveau de prédation complète et décomplexée inédit. Tout cela accentue la détresse économique d’une génération qui se trouve être plus nombreuse, qui n’a pas vécu la période précédente mais en a le souvenir – on sait que leurs parents ont vécu pour la plupart mieux que ces jeunes, en tout cas avaient des attentes qu’eux ne sont plus en droit d’avoir. Et cela joue dans leur mobilisation.
Pourquoi les Algériens continuent-ils de manifester, semaine après semaine ? Parce que, outre leurs revendications, ils partagent un extraordinaire moment d’euphorie citoyenne. Brusquement, ils se réapproprient la nation, cette nation qui était la propriété de l’État et qu’ils redéfinissent de nouveau selon leurs propres termes.
Nous assistons à un processus historique de transformation, et nous commettons l’erreur de l’observer comme un match de foot où on compterait les buts ! C’est une erreur : il s’agit d’un processus sur le long terme dont, comme pour toute transformation historique, l’issue est incertaine. On ne peut pas parler de « transition démocratique », comme si la démocratie en était l’aboutissement naturel, ce qui ne sera pas forcément le cas. Ce sur quoi ce processus va déboucher, nous l’ignorons, mais cela nous fait dire – ça, c’est à peu près certain – que le monde arabe de demain ne sera plus celui d’hier, qu’il s’agisse des sociétés ou des États.
Ce qui doit être retenu, c’est que l’un des drames des nations arabes est d’avoir été créées par le haut, en imposant à leurs sociétés, souvent à la fin de la période coloniale, un rapport avec l’État construit par ce dernier. Or, ce qui se fait jour dans la plupart des pays, c’est une volonté de rebâtir la nation, c’est-à-dire de reconstruire un tissu et un pacte social, par le bas, par le peuple lui-même.
Pourquoi les Algériens continuent-ils de manifester, semaine après semaine ? Parce que, outre leurs revendications, ils partagent un extraordinaire moment d’euphorie citoyenne. Brusquement, ils se réapproprient la nation, cette nation qui était la propriété de l’État et qu’ils redéfinissent de nouveau selon leurs propres termes. Un slogan entendu en Irak résume très bien la chose : « On veut un pays, une nation ! » (watan). Cette dynamique de réappropriation ne se traduira pas immédiatement par des transformations politiques, mais elle aura des effets.
Par ailleurs, à présent, on sait beaucoup mieux contre qui on se bat, que faire pour ne pas se diviser entre révolutionnaires avant même d’avoir redéfini le cadre politique. Donc d’une certaine manière, on avance. Le cas soudanais est remarquable à cet égard. Un mouvement s’est structuré des années avant le soulèvement – le fameux Rassemblement des professionnels soudanais, à l’origine de la révolte – avec un plan de mobilisation très bien pensé qui avait su tirer des leçons des échecs passés. Tout d’abord, se méfier de l’armée. Deuxième point, ne pas passer trop vite au stade de la compétition institutionnelle pour éviter que les querelles idéologiques ne l’emportent (cas de l’Égypte). Par ailleurs, le camp islamiste étant généralement le plus implanté socialement, il est voué à l’emporter dans une élection qui aurait lieu trop tôt. Il faut donc d’abord rebâtir la société civile, sur une période de transition longue (les Soudanais ont parlé de trois ans) avant que des élections aient lieu. Pendant ce temps, il va falloir composer avec la menace de l’armée, donc parvenir à faire durer ce moment de reconstruction de la société civile suffisamment longtemps en empêchant que l’armée n’en profite pour confisquer le jeu.
Bémol à cette évolution, les régimes eux aussi s’adaptent ; Sissi a retenu les leçons de l’échec de Moubarak, imputant sa chute au fait d’avoir toléré les mobilisations des années 2000 et ouvert un espace, même limité, à l’expression politique. Il faut donc bannir tout espace de liberté, aussi anodin soit-il. C’est aussi à cette réalité que les manifestants doivent se confronter : les manifestants apprennent, les régimes apprennent, tout cela change la nature du jeu. Ce qui n’empêche pas que nous soyons dans un processus dynamique.
Les conditions objectives sont là depuis longtemps – et l’on écrivait d’ailleurs déjà depuis des années, avant 2011, que ces conditions étaient réunies. Que ce soit au plan politique, social, économique, la situation est instable depuis des lustres dans le monde arabe, et elle est pire aujourd’hui qu’en 2011. La révolution égyptienne de 2011 demandait trois choses, récapitulées dans le slogan « Pain, liberté et justice sociale ». Or, aujourd’hui, le peuple est plus pauvre, les inégalités se sont creusées et il y a moins de liberté. Objectivement, les conditions sont donc réunies pour que naisse une nouvelle dynamique. Mais les machines répressives se sont rôdées, ont appris de leurs échecs passés et se mobilisent pour écraser tout germe de soulèvement ; il est impossible de prévoir là où elles pourraient dérailler. Le prochain soulèvement arrivera là où s’ouvrira une opportunité ; où les conditions objectives pourront déboucher sur des conditions subjectives. A un moment, ce sont de petits riens qui s’ajoutent les uns aux autres. Peu de choses au départ peuvent ouvrir une brèche, comme cela s’est produit en Tunisie. La question, c’est de savoir quand elle s’ouvrira.
Stéphane Lacroix est professeur de science politique à Sciences Po et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Il est notamment l’auteur des Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée (PUF, 2010) et de L’Égypte en révolutions (PUF, 2015, avec Bernard Rougier).
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